dimanche 16 décembre 2012

Benjamin Stora. Historien : «François Hollande relance une relation qui était bloquée»


Benjamin Stora n’a plus besoin d’être présenté. Ses travaux depuis 35 ans sur l’histoire coloniale de l’Algérie et de l’immigration algérienne en France font référence. Ses dernières publications ont pour titres «Voyages en postcolonies – Vietnam, Algérie, Maroc» (éditions Stock, 2012) et Algériens en France. 1954-1962 : la guerre, l’exil, la vie» (Editions Autrement Cité nationale de l’histoire de l’immigration), catalogue dirigé avec Linda Amiri, de l’exposition «Vies d’exil» à la CNHI (jusqu’au 13 mai 2013) .

-La relation algéro-française bute inexorablement sur la question du passé colonial de la France en Algérie et sur sa reconnaissance. Comment dépasser, voire surmonter cet écueil ?
La montée en puissance de la revendication mémorielle, du côté algérien, est récente. La signature d’un traité d’amitié entre l’Algérie et la France était envisagée au moment de l’année de l’Algérie en France et puis cela a capoté en 2005, lors du vote par l’Assemblée nationale française de l’article 4 de la loi portant sur les «bienfaits de la colonisation» en Algérie. Le ton est alors monté et la question du passé colonial est devenue véritablement un enjeu politique entre les deux pays. Des difficultés ont surgi, avec une aggravation des rapports bilatéraux, notamment après l’élection en 2007 de Nicolas Sarkozy à la tête de l’Etat français avec des conseillers politiques comme Patrick Buisson, très proche des milieux de l’Algérie française, ou un ministre comme Gérard Longuet, qui a été pendant cinq ans ministre de la Défense et des Anciens combattants.
C’est dire à quel point les relations entre l’Algérie et la France pouvaient être en mauvais état. Avec l’élection de François Hollande, c’est une reprise des relations bilatérales sur une autre base qui s’amorce. François Hollande, avant son élection, s’est rendu par deux fois en Algérie ; une première fois, comme Premier secrétaire du parti socialiste, en 2006, où il avait condamné le passé colonial de la France; une deuxième fois comme candidat du parti socialiste à l’élection présidentielle en 2010, visite au cours de laquelle il avait rendu visite à l’ancien président Ahmed Ben Bella.
On peut estimer que François Hollande a un autre rapport à l’Algérie, celui de condamner le temps colonial pour essayer d’avancer vraiment. C’est une nécessité, car il considère que l’Algérie est un acteur-clé sur le plan politique. Il n’a pas la mémoire bloquée sur des combats menés par une certaine droite française, dont l’horloge s’est arrêtée en 1962.
-Est-ce que François Hollande n’est pas, malgré tout, entravé par les tenants nostalgiques  de «l’Algérie française» ?
Dans les groupes de mémoire de l’Algérie en France, il y a des associations de pieds-noirs, de harkis… Il y a aussi un groupe dont on ne parle pas beaucoup et qui est très puissant, c’est l’institution militaire. Il ne faut pas oublier que près de deux millions de soldats français sont allés en Algérie, c’est le plus grand groupe porteur de mémoire de la guerre d’Algérie. 
-Sont-ils divisés sur cette mémoire ?
Ils sont divisés, bien sûr, mais à l’intérieur de ce grand groupe, une partie de gens restent attachés au nationalisme français qui s’est bâti au temps de l’Empire colonial, et pas sur les principes républicains portés par la Révolution française. Un chef de l’Etat s’attache à reconnaître un passé douloureux, mais aussi veille à rassembler une nation, à ne pas entretenir des fractures.
-C’est ce qui explique que concernant le 17 octobre 1961, François Hollande ait parlé de «faits» et non de crime d’Etat, comme le réclament les associations qui militent pour cette reconnaissance ?
L’étape d’aujourd’hui c’est celle de faire avancer dans la reconnaissance toute la société française, toutes tendances et tous courants confondus, et pas seulement une fraction déjà convaincue sur les méfaits du colonialisme.
Ce qui est compliqué, car il faut, à mon sens, mener cette bataille sur des points très précis, avancer pas à pas. En tout cas, c’est la bataille que je mène depuis trente ans. J’ai en effet écrit La gangrène et l’oubli en 1991, mais je reste patient.
A l’époque, ce livre sur les combats de mémoire avait suscité des réserves chez certains historiens algériens qui expliquaient que «la mémoire n’est pas l’histoire».
-Mais ne serait-il pas plus simple de reconnaître ce passé une fois pour toutes que de le faire par morceaux ? Est-ce qu’une déclaration officielle à l’exemple du préambule des Accords de Nouméa de 1998 sur l’indépendance de la Nouvelle Calédonie ne pourrait-elle pas être prise concernant l’Algérie ? (Ce préambule soulignait que la colonisation a été une domination étrangère imposée aux populations autochtones, qu’elle a été destructrice des sociétés et des cultures).
Pourquoi pas ? c’est un débat. Je suis partisan des deux options. Je suis à la fois «réformiste» dans le sens de la reconnaissance de faits, des exactions précises qui ont eu lieu. Il y a une autre démarche, celle de la condamnation globale du système colonial.
C’est ce qu’attendent les Algériens.
Il est évident qu’il y a un problème de rapport à l’histoire, de temporalité historique qui est très différent entre les Français et les Algériens. Les Français regardent cette histoire par la fin, c’est-à-dire par la guerre d’Algérie, alors que les Algériens, à juste titre, regardent cette histoire par ses origines. Ils considèrent que s’il y a eu une guerre d’indépendance et une violence terrible, c’est qu’aux origines il y avait la colonisation appuyée sur une longue conquête – 1832 à 1871, même plus -.
Cette conquête est passée par des exactions multiples, ponctuée de résistances. J’aurais tendance à considérer que la question de la longue durée est centrale, mais en France on considère que ce qui compte dans les représentations médiatiques, visuelles, cinématographiques, c’est la fin. Sans comprendre ce qui a été à l’origine, la question coloniale.
Le travail qu’ont mené des historiens, comme Pierre Vidal-Naquet, Charles-André Julien, Jacques Berque ou Charles-Robert Ageron et d’autres aujourd’hui, c’est de réinscrire cette séquence particulière dans la longue durée. La guerre d’Algérie c’est d’abord un verrou qu’il a fallu lever, mener bataille pour la nommer. Une fois levé le verrou mémoriel sur la guerre, tout le monde se rend compte que derrière la question de la guerre, le problème c’est la colonisation.
Et derrière la question coloniale algérienne, il y a toute la colonisation. Il y a une exemplarité du modèle algérien sur la question coloniale. C’est un débat qui est très difficile, très complexe, qu’il faut mener pas à pas. On a pris un tel retard de mémoire depuis cinquante que, par exemple faire une exposition sur la vie des immigrés algériens dans un établissement public national (Vies d’exil 1954 – 1962, sous la direction de Benjamin Stora et Linda Amiri à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ndlr), constitue un pas en avant considérable pour faire connaître, transmettre aux jeunes générations. J’essaie d’accompagner les deux processus. Il existe un troisième processus, algérien celui-là, parce que s’il y a une bataille française que des gens comme moi peuvent mener pour la reconnaissance de ce qu’ont été les exactions commises, il faut que cette bataille soit aussi adossée à un travail de mémoire algérien sur la nécessaire question de l’indépendance, bien entendu, mais qui touche au nationalisme algérien, à sa pluralité. Elle porte sur le recueil des témoignages d’acteurs de toutes tendances et l’ouverture des archives en Algérie, par exemple celles du GPRA.
C’est une même bataille, démocratique, citoyenne, pour l’élucidation de la vérité. Un processus qui a commencé en Algérie.
Oui. J’ai lu un article dans un magazine français intitulé «Une commémoration fantôme» (Cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie). Ce n’est pas exact. Dix documentaires ont été diffusés à la Télévision française, 200 ouvrages publiés en France, deux expositions dans des musées nationaux. Et en Algérie aussi. En l’espace de deux, trois ans seulement, près de 100 livres ont été publiés en Algérie, de témoignages d’acteurs, d’autobiographies…Chaque fois que je reviens d’Algérie, ma valise est pleine d’ouvrages qui ne sont pas en vente, la plupart, en France. J’ai été invité en 2012, en Algérie, à quatre  colloques (mais je n’ai pas pu m’y rendre à tous) : à Sétif en mai, en juillet dans la vallée de la Soummam, à Timimoun, sur la bataille du désert (qui se tiendra prochainement), un colloque en décembre  consacré à Ageron.
Même du point de vue de la presse algérienne, la production a été considérable. El Watan a publié un numéro extraordinaire de témoignages, c’est le cas aussi d’autres journaux. La faiblesse algérienne dans le processus de la commémoration se voit surtout dans le domaine audiovisuel (fictions ou documentaires). C’est vrai, mais pour ce qui est de l’écrit, des colloques, des publications d’articles ou d’ouvrages, il y a une avancée. Bien sûr, tout cela est imparfait, mais on a avancé quand même de part et d’autre de la Méditerranée. Ce n’est pas fini.
-Vous avez été reçu récemment par le président François Hollande. Pour rappel, vous étiez à ses côtés le 17 octobre 2011 sur le pont de Clichy. Dans quelle disposition d’esprit est-il ? Comment perçoit-il cette relation franco-algérienne par rapport au passé commun? On a le sentiment qu’il avance avec beaucoup de prudence.
François Hollande redémarre une relation qui a été gelée sous Nicolas Sarkozy, parce que sous la présidence de Jacques Chirac, cela fonctionnait mieux. J. Chirac a ainsi fait reconnaître par son ambassadeur, Hubert Colin de Verdière, le massacre de Sétif en 2005. Il a essayé d’aller jusqu’au traité d’amitié en 2003, et l’année de l’Algérie en 2003 a été un succès.
La relation franco-algérienne reprend. L’essentiel, c’est que le président Hollande avance. Et quand je dis qu’il avance, cela veut dire qu’il considère ce voyage non pas comme un simple voyage économique, pour une signature de contrats avec de grands patrons dont certains seront dans la délégation officielle.
Ce voyage sera éminemment politique et symbolique par le discours que François Hollande prononcera, par les lieux qu’il traversera, les personnes qu’il rencontrera. Un cadre nouveau sera présenté, mais on ne peut pas occulter le fait que derrière les questions essentielles de mémoire il y a aussi les questions économiques, de coopération de défense, d’immigration, de visas, des questions touchant à la diaspora algérienne en France, de la présence française en Algérie pour les entrepreneurs français et des visas aux Français désirant se rendre en Algérie. Il faut aussi que l’Algérie réfléchisse à une volonté d’ouverture, de circulation, des investissements… Il y aura des discussions sur tous ces aspects. Il y a une telle présence algérienne en France que de toute manière ce sont des relations inévitables et continuelles. Il n’y a pas d’équivalent de ce rapport physique avec d’autres pays, y compris avec les Marocains qui sont très nombreux en France. L’immigration algérienne en France est très ancienne, elle remonte aux années 1920.
En termes de présence actuelle et de descendance, les Français d’origine algérienne sont très nombreux (plus de trois millions). Et cela représente aussi un défi pour la société française en termes d’enseignement, de culture, de formation…Comment faire aussi pour que cette population soit un atout dans les échanges économiques, culturels ? Cette question est importante pour les deux sociétés.  
 
Nadjia Bouzeghrane
EL WATAN

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