mercredi 11 février 2015

Amar Henni: «C’est l’Etat qui a un problème avec la banlieue, et pas le contraire !»





Libération a croisé la route d’Amar Henni, 53 ans, il y a un peu plus de quinze ans. A l’époque, il était éducateur de rue à Ris-Orangis. Olivier Bertrand, alors en charge du cahier Essonne, entame avec lui un long travail d’enquête sur les maux des quartiers populaires. En 2005, Jacky Durand, reporter au service société, prend le relais. Durant plus d’un an, ils sillonnent ensemble le quartier de la Grande-Borne, à Grigny. Cela donnera «Cité dans le texte», chronique hebdomadaire donnant la parole aux habitants. Il y est question de la précarité, déjà, du chômage, de la religion, mais aussi d’amour, de sexe, de réussites en tout genre. Depuis, Amar Henni est devenu membre de l’Observatoire international des banlieues et des périphéries. Il a également entamé des recherches à l’université Paris-VIII en compagnie de l’anthropologue Sylvain Lazarus. «J’ai eu besoin de valider mon expérience de terrain par la recherche, dit-il, enthousiaste. Mais ce qui m’anime avant tout, c’est de me confronter aux gens. Il est très difficile pour moi de me dire qu’un jour j’arrêterai l’éducation populaire.»

Manuel Valls a-t-il eu raison d’évoquer un «apartheid territorial, social et ethnique» en France ?
Grigny, le 19 janvier 2015. Portrait de Amar Henni, président du CVS, a été un des éducateurs qui s'est occupé d'Amedy Coulibaly, un des auteurs des attentats de janvier 2015 en France. Non. Au mieux c’est une erreur, au pire la construction réfléchie d’un ennemi intérieur. Pourquoi ? Parce que ce terme sous-entend l’existence de quartiers occupés par des Noirs et des Arabes, ou, pour le dire autrement, par des gens qui poseraient problème. D’autres, politiques ou experts, disent «ghetto». Ce n’est pas ainsi qu’il faut amorcer le débat car, en réalité, les banlieues ne sont que le signe, certes spectaculaire, d’une crise, d’un dysfonctionnement de l’Etat. C’est bien l’Etat qui a un problème avec la banlieue, pas le contraire ! Il faut avant tout interroger la crise de nos institutions. En outre, cloisonner le problème sur Amedy Coulibaly permet au Premier ministre de glisser dans l’imaginaire des habitants de ce pays et du monde qu’il existe des zones de non-droit. Or, globaliser est impossible. La banlieue, ce n’est pas une catégorie de gens. En employant le mot apartheid, on essentialise, on nie la réalité et la complexité des choses. Tant qu’on en est là, on ne réfléchit pas à instituer l’égalité, à résoudre les problèmes de l’école, de la justice, de l’emploi.
(Photo Martin Colombet. Hanslucas)
Le 24 janvier dans Libération, la secrétaire d’Etat à la Ville, Myriam El Khomri, affirmait que les habitants des quartiers populaires ressentaient une forme d’apartheid au quotidien…
Le mot réellement employé dans les quartiers, c’est ghetto, pas apartheid. Mais ce qui est intéressant, c’est de regarder dans quelle condition les habitants l’emploient. Ghetto correspond 99% du temps à un terme dégainé par impulsivité. Il est utilisé parce qu’il rappelle les inégalités. Or, dès que l’on demande aux gens de réfléchir à sa symbolique, ils l’abandonnent car ils mesurent qu’il n’est qu’un alibi permettant aux différentes institutions de mener des formes de représailles politiques en toute impunité. Ghetto induit une longue liste de raccourcis : il convoque «clandestins», «musulmans», «terroristes», parfois même «musulmans terroristes», et ainsi de suite. De même, arrêtons avec la caractéristique «issu de l’immigration». Sur le terrain, les jeunes parlent d’une posture française qui consiste à rappeler que les descendants d’étrangers venus s’établir en France ont toujours une dette à payer. Tous ces modes de désignation sont corrompus. Dès lors, les habitants comprennent que, s’il y a consensus sur le terme ghetto, cela légitime une réponse qui ne peut être que policière, répressive.
Ghetto est donc un terme institutionnel ?
Oui. Les habitants des cités ne souhaitent pas que l’on fasse d’eux des victimes qui viennent mendier de l’aide. Ils ressentent simplement une hostilité de la part de l’Etat, des services publics. Sur le terrain, les gens disent souvent «on nous fait la guerre». Du coup, la France, et on l’a bien vu à la manifestation du 11 janvier, comporte deux peuples. Deux peuples qui ont la même nationalité, les mêmes aspirations, mais dont l’un, pro-Charlie, serait l’axe du bien, alors que l’autre, anti-Charlie, l’axe du mal. C’est une caricature idiote. Les deux peuples veulent la paix. Il faut construire ou reconstruire un pont pour que cessent de cohabiter un «eux» et un «nous».
Comment en est-on arrivé là ?
Il y a eu une disjonction qui transcende les grilles d’analyse existantes. Certaines catégorisations des sciences sociales ne sont plus opérantes. C’est très dur de définir ce qui s’est passé et ce qui compose ces deux peuples. Nous n’assistons pas à un affrontement entre prolétaires et bourgeois ou entre immigrés et Français plus «anciens». La plupart du temps, les habitants des quartiers vivent très bien ensemble alors qu’ils sont d’origine, de culture, de religion différentes. Comme les sociologues Loïc Wacquant ou Robert Castel, je parle avant tout de territoires diffamés. De quartiers diffamés. C’est de là que vient la fracture. Quand on jette l’opprobre sur des zones géographiques, on diffame indifféremment les gens qui y vivent. De fait, ils sont soudés par la négativité que l’Etat renvoie d’eux. Je pense que l’expression «On n’est pas Charlie» est une forme de rébellion contre la diffamation subie. Cette partie de la population répond à une maltraitance que nous devons questionner urgemment. Valls, en prononçant le mot apartheid, relance une nouvelle fois la diffamation. Les mots sont importants.
On a l’impression que certains jeunes des quartiers populaires ont la certitude de ne plus faire partie du jeu…
Les jeunes, et c’est vrai également dans les zones rurales - je rappelle que Maxime Hauchard est parti en Syrie depuis un petit village de l’Eure -, ont le sentiment qu’ils ne sont même plus espérés comme une main-d’œuvre de réserve. Ils pensent qu’ils sont inclus dans un processus d’humiliation volontaire. Ils ne le confessent pas par pudeur, ou par honte, mais ils se sentent humiliés, c’est peut-être ça le bon mot. Pour eux, il ne s’agit même plus d’un précariat. Le chômage des 18-25 ans sur certains territoires, c’est «officiellement» 40%. Je dis bien «officiellement», car si l’on prend en compte tous les non-inscrits, je suis sûr que l’on peut monter à 50% si ce n’est 60%. Les jeunes qui s’inscrivent dans une démarche jihadiste nous mettent en échec. On ne sait manifestement pas les écouter, les comprendre. La vraie question est : pourquoi des jeunes Européens font-ils la guerre à d’autres Européens ?
Y a-t-il des mesures applicables rapidement pour y remédier ?
Non, trop de choses s’additionnent. La politique de la ville a été utile, même si sa finalité n’a jamais été de ramener les jeunes vers l’emploi. On ne résout rien en se contentant de détruire et de reconstruire des bâtiments. Selon moi, le drame, c’est la disparition des acteurs de terrain. La situation est tellement tendue qu’il n’y a plus que les pédagogues de l’extrême qui sont au contact des populations les plus fragiles. Lorsque j’ai entendu certains politiques [Malek Boutih, député PS de l’Essonne, ndlr]traiter de «voyous» les acteurs du service jeunesse de Grigny, j’ai ressenti à quel point l’éducation populaire avait été abandonnée. Que savent-ils, ces élus, de ce qu’on ressent quand on doit annoncer à une maman la mort d’un de ses enfants ? Ces animateurs ont œuvré jour et nuit pour apporter une assistance aux habitants qui en avaient le plus besoin. Tout cela pour un salaire de 1 200-1 300 euros maximum. Les différents acteurs - médiateurs, éducateurs, assistants sociaux - ont un besoin impérieux de formation. Les jeunes déscolarisés, incarcérés, impliqués dans le trafic de drogue, sont tellement loin de nous qu’il faudrait probablement créer de nouveaux outils pour aller les chercher. Nous devons élaborer de nouveaux discours, de nouveaux cadres de référence. La grande faillite, c’est la disparition du rôle de l’adulte référent.
Pourquoi le principe éducatif a-t-il été à ce point galvaudé ?
On dit qu’il vaut mieux un innocent en prison qu’un coupable dehors. La société est traversée par ce barbarisme idéologique. On a abandonné le principe éducatif pour laisser la place à la punition et au châtiment. Mais pour dire quoi, pour faire quoi ? C’est quoi, le modèle de société qui vient après ? La sanction est un impensé si elle n’inclut pas une façon de se réparer soi et de réparer l’autre. Dans ce cas, il n’est d’ailleurs même plus question de parler de sanction mais de représailles. Or, c’est dans ce contexte d’absence de réparation que la religion, radicale ou pas, peut prospérer. Elle est devenue la seule alternative à l’absence d’un cadre éducatif efficient. A Fleury, il y a un agent de probation pour cent détenus. Or, quelqu’un qui entre en prison va tôt ou tard en sortir. Comment prépare-t-on sa sortie ? Comment prévient-on la récidive ? A Grigny, 40% de la population a moins de 25 ans. Comment résout-on les inégalités scolaires ? Pour paraphraser Sylvain Lazarus, je me demande : de quoi les jeunes sont-ils le nom ?
La semaine dernière, un enfant de 8 ans a été entendu par la police pour «apologie du terrorisme» à Nice. Il semble ne plus y avoir de limites à l’hystérie…
Ce pays a peur de sa jeunesse. Quand je dis ça, je ne suis ni dans l’angélisme ni dans l’excuse, j’interroge simplement l’oubli de cette équation fondamentale : comment accompagne-t-on un enfant dépendant pour qu’il devienne un adulte autonome ? S’est-on demandé pourquoi il faisait ça ? Par provocation, peut-être. Certains enfants le font. Mais il peut aussi s’agir d’une certaine anxiété. Un enfant qui croit queCharlie Hebdo s’en prend à son père parce qu’il est musulman peut avoir peur, être en colère. A 8 ans, comme à 15 ans ou à 20 ans d’ailleurs, on a le droit d’avoir peur. On peut aussi répéter bêtement ce qu’on nous a dit ici ou là. Cet épisode est symptomatique de l’absence absolue d’idées au plus haut niveau de l’Etat. Quand on n’a pas d’idée, on sanctionne, ça rassure.
Libération

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