samedi 14 mars 2015

Carole Filiu et Ferhat Mouhali : l’amour pas la guerre

« Ne nous racontez plus d’histoires ! ». ROBERT TERZIAN


« Ne nous racontez plus d’histoires ! ». ROBERT TERZIAN L'utilisation de l'article, la reproduction, la diffusion est interdite - LMRS - (c) Copyright Journal La Marseillaise

Elle est française fille de pied-noir. Lui Algérien, né en Kabylie. Ils se sont mariés 60 ans après le début d’un conflit dont leurs familles conservent une mémoire très différente.


Dans l’embrasure de la porte, Aghilas, « tigre » en Kabyle, le chat de Carole Filiu et Ferhat Mouhali, guette les visiteurs. Facétieux, il n’aura de cesse de distraire ses maîtres décidés à évoquer leurs deux routes qui se sont croisées malgré des histoires familiales et des mémoires officielles antagonistes.
Née à Marseille en 1986 d’un père pied-noir et d’une mère lorraine, Carole Filiu a baigné toute son enfance dans les récits d’une Algérie française vécue « comme un paradis perdu ». Sa famille d’origine catalane s’est implantée au début du siècle dernier à Burdeau, village dénommé ainsi en hommage à un ministre de la Marine et des Colonies de la IIIe République, désormais appelé Mahdia. Dans cette région d’élevage, son arrière-grand-père fonde une usine de viande congelée dont le principal client est l’armée. Après une période prospère, l’usine fait faillite et les Filiu quittent Burdeau pour Alger dans les années 1950.
Mémoire traumatique
En 1954 débutait la guerre d’Algérie. Pendant 8 ans elle allait bouleverser la vie de l’autre côté de la Méditerranée et déboucher sur l’Indépendance, poussant les pieds-noirs au « retour » dans un pays souvent inconnu : la France. Déracinés, nombreux sont ceux qui ont trouvé un nouveau port d’attache dans le Sud de l’Hexagone. Une part de ces rapatriés qui a soutenu l’Organisation de l’armée secrète (OAS) dans son recours au terrorisme pour maintenir la domination coloniale, a progressivement confisqué la mémoire et la parole pieds-noires. D’autres ont suivi un tout autre cheminement. 60 ans après le déclenchement de la guerre, la Marseillaise est allée à leur rencontre pour une série en sept épisodes intitulée « 1954-2014 : souvenirs d’Algérie ». Après Michelle Foulquier, Carole Filiu et Ferhat Mouhali qui appartiennent à une génération nouvelle travaillant à dépasser les rancœurs, achèvent cette suite de portraits.
Les grands-parents de Carole y mènent une vie douce. « Très attachés à l’Algérie, il ne voulaient pas partir, ils ont attendu jusqu’au dernier moment pour la quitter », rapporte-t-elle. « Mon père qui avait 14 ans et ma tante plus jeune ont été envoyés en France un peu plus tôt. Ça a été une grande douleur, un choc pour lui », résume la jeune fille. Les silences de la société française sur la guerre d’Algérie la laisse face à cette « mémoire traumatique ». Du CP à la terminale, elle passe sa scolarité à l’école Provence, « 12 ans chez les jésuites c’est trop », plaisante-t-elle. « Dans ce milieu très blanc et très catholique on ne croisait pas beaucoup d’immigrés », confie-t-elle. Difficile de se représenter « l’autre », celui que l’on croisait dans tous les récits familiaux mais le moins possible dans les rues de Marseille. « Il n’y avait pas de racisme mais peut-être une peur intériorisée depuis les événements tragiques vécus en Algérie », témoigne Carole.
Ferhat Mouhali, lui aussi est né en 1986, du côté de Béjaïa en Kabylie. Il grandit dans une famille qui a pris part à la guerre d’Indépendance. « Nous n’en parlions pas beaucoup à la maison sauf ma grand-mère qui m’a montré le lieu où son frère est mort, tué par l’armée française », raconte le jeune homme. C’est avant tout à l’école qu’il entend parler du conflit. « Le récit officiel qu’on nous enseigne est une glorification de la guerre. C’est un monde en noir et blanc dans lequel l’ensemble des Algériens s’est levé d’un coup face à l’ensemble des méchants Français », ironise Ferhat aujourd’hui. Derrière le manichéisme officiel, il perçoit au fil des ans l’auto-justification d’un régime sénescent. À son arrivée à l’Université de Béjaïa, il découvre peu à peu la complexité de la guerre : les porteurs de valises mais aussi les Harkis, les massacres, la diversité de la résistance algérienne, les assassinats entre Algériens.
Il s’investit « dans le militantisme des droits de l’Homme » et prend des responsabilités dans l’association de gauche Rassemblement actions jeunesse (RAJ). Très attaché à l’identité kabyle, il s’agace d’ailleurs qu’entre autres préjugés « les Français voient l’Algérie comme un bloc, un pays uniquement "arabe" ».
Dans le même temps, Carole étudie l’histoire à Aix puis le journalisme à Bordeaux. Après un passage par SudOuest.fr « le travail derrière un ordi ne me plaisait pas du tout », une copine dont le mémoire portait sur l’Algérie et la résurgence de son histoire familiale, lui donne envie de réaliser un webdoc sur l’autre rive de la Méditerranée. Ce sera Fatea, « femmes au travail en Algérie », un voyage à la rencontre d’Algériennes qui témoignent de leur quotidien.
Lorsque Carole se rend en Algérie pour le réaliser, l’universitaire de Béjaïa qui devait l’aiguiller sur place est indisponible et la met en contact avec Ferhat, un étudiant formé par la documentariste progressiste Habiba Djahnine. C’est le début d’une belle histoire à deux.
« Quand je suis allée en Algérie ma famille était un peu inquiète, une copine m’a même dit au revoir comme si je ne reviendrais jamais... Mais ça été une super découverte, partout lorsqu’on m’interrogeait sur la raison de mon intérêt pour l’Algérie et que je parlais de mon père, on me disait "bienvenue chez vous" », se remémore Carole, enthousiaste. Ferhat qui vient de réaliser un court métrage sur le délabrement du système hospitalier algérien, qui sera primé à Tizi Ouzou et Paris, décide de s’engager avec Carole pour la réalisation et le montage de Fatea. « Ce projet m’a plu parce qu’il proposait un regard nouveau sur les femmes algériennes, une approche qui dépasse la victimisation et qui sort des alentours d’Alger », indique-t-il.
En 2012, le jeune homme participe à l’université d’été de la Fémis, prestigieuse école de cinéma parisienne, au cours de laquelle il réalise un court-métrage sur les porteurs de valises et rencontre la famille de Carole. « Il est venu aux 90 ans de ma grand-mère lorraine et quand il lui a dit son prénom, elle a répondu "ah bon ? C’est pas français ça" », rapporte-t-elle avec un sourire plein d’affection. Dans la branche pied-noire les présentations s’opèrent également sans difficulté majeure. « Bien sûr j’ai senti quelques préjugés mais il y en a des deux côtés », reconnaît Ferhat.
Lorsqu’ils se marient en février 2013 après un cheminement administratif de plusieurs mois, le père de Carole ne parviendra pourtant pas à traverser la Méditerranée. « Je ne lui en veux pas, il refuse absolument de revenir. Je comprends sa décision au regard de ce qu’il a vécu », affirme Carole.
Entourée par sa mère, une amie et son frère, la voilà en Algérie pour se marier. « Tout le monde l’a acceptée même si mon grand-père s’est inquiété que son frère qui devait la "présenter" ne soit pas musulman », se souvient Ferhat avec un geste de la main qui renvoie la remarque au rang d’anecdote.
Pas encore de bébé en vue si ce n’est un film en préparation : « ne nous racontez plus d’histoires ! », un message adressé à leur pays respectif et aux mémoires sélectives.
Hervé Gourdel et les haines qui montent
Après l’enlèvement d’Hervé Gourdel, Carole et Ferhat ont parlé des possibles répercussions dans les sociétés algérienne et française. « Ce qui me touche, c’est qu’on voit l’Algérie comme un abattoir. Il faut arrêter les généralisations. Il y a 35 millions d’Algériens et beaucoup ont été les premières victimes de l’intégrisme », insiste Ferhat.
Quant aux rancœurs issues de la guerre, le couple a bon espoir de les voir s’estomper. Pour Carole, « un changement de génération est nécessaire. Je ne crois pas que tous les enfants des nostalgiques de l’OAS dont la mémoire est encore aujourd’hui instrumentalisée politiquement aient la même haine des Algériens ». Quant à Ferhat, il estime « qu’au delà des discours officiels, le peuple algérien a largement dépassé la haine des Français ».
Avec fracas, Aghilas le chat tigré interrompt une dernière fois la discussion en poursuivant à travers la pièce un petit papier rose. « On a récupéré ça aux voiles de la paix », s’amuse Carole en le déroulant. Une citation de Clémenceau y est inscrite : « Il est plus facile de faire la guerre que la paix ».
La Marseillaise.fr
A SUIVRE PROCHAINEMENT LE DOCUMENTAIRE « Ne nous racontez plus d’histoires ! »

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