dimanche 14 avril 2013

«Mes racines, c’est cette double culture»


«J’AIME LES MÉLANGES, PARCE QUE JE SUIS MÉLANGÉ», AINSI SE PRÉSENTE ABOU LAGRAÂ, FORTE PERSONNALITÉ, DANSEUR ET CHORÉGRAPHE. POUR SA NOUVELLE PIÈCE EL DJOUDOUR QU'IL A PRÉSENTÉ LE 9 AVRIL À VALENCIENNE ET PRÉSENTERA DU 18 AU 20 AVRIL À PARIS, IL A FUSIONNÉ SES DEUX COMPAGNIES : LA BARAKA, LA FRANÇAISE, ET LE BALLET CONTEMPORAIN D’ALGER, L’ALGÉRIENNE. EL DJOUDOUR PARLE DE SES RACINES ET DU CORPS DANS LA CULTURE MUSULMANE. UNE CRÉATION PLEINE DE TEMPÉRAMENTS, D’ACCENTS, D’ÉMOTIONS, DE MOUVEMENTS, DE CHANTS ET DE MUSICALITÉ AVEC QUATORZE INTERPRÈTES D’ORIGINES MULTIPLES ET VARIÉES. VOICI L'ENTRETIEN QU'IL NOUS A DONNÉ LORS DE LA PREMIÈRE MONDIALE LE 16 JANVIER À AIX-EN-PROVENCE.
La Nouvelle République : Vous êtes né en Ardèche, de parents Algériens. «Entre les deux rives de la Méditerranée», c’est finalement votre vie ? Abou Lagraâ : Oui. C’est surtout une vie qui est bien acceptée de ma part. Je trouve que c’est une richesse. La double identité est pour moi une vraie richesse, ce qui me permet, depuis quelques années, de proposer un travail qui est dans le métissage, le mélange des cultures, qu'elles soient du Maghreb, de l’Europe ou même du reste du monde. J’aime les mélanges, parce que je suis mélangé. Il y a votre vie personnelle, il y a votre carrière. Est-ce la preuve que la culture peut changer la vie d’un homme ? Ah oui, je suis vraiment la preuve que la culture peut changer une vie. J’ai commencé la danse à l’âge de seize ans et demi. Jamais, je n’aurais cru que, aujourd’hui, à l’âge de 42 ans, j’aurais fait une telle carrière. Tout simplement parce que mes parents ne connaissaient pas la danse. J’ai dû imposer à mon papa et ma maman le fait de devenir danseur et chorégraphe. Mon métier m’a ouvert l’esprit, m’a permis à décloisonner des frontières, de casser des barrières, d’aller vers les autres, et les autres de venir vers moi. Donc, il y a quelque chose qui est magnifique avec la culture. Elle permet vraiment à quelqu’un de grandir et de s’ouvrir au monde. Vous avez travaillé en France, mais aussi avec le chorégraphe d’origine portugaise Rui Horta, en Allemagne. Faire partie de l'événement Capitale européenne de la culture, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Cela signifie exactement qui je suis. Je suis un Européen. Je suis un citoyen du monde, plus exactement. Ma danse s’appelle la danse contemporaine, mais on pourrait l’appeler aussi la danse du monde. Être à Marseille (lors de la première mondiale qui avait lieu le 16 janvier dans le cadre de Marseille-Provence 2013, ndlr), cela a une grosse signification. Marseille est face à l’Algérie, la mer les sépare. Et quand j’ai créé ce «pont culturel méditerranéen» avec mon épouse Nawal Lagraâ en 2010, il y avait vraiment du sens. Marseille est pour moi comme la finalité de ce «pont culturel méditerranéen». C’est-à-dire, c’est un moment où j’ai pu réunir mes deux compagnies : la française et l’algérienne. El Djoudour signifie «les racines» en français. Comment mettez-vous en espace ces racines ? Mes racines, c’est cette double culture et j’avais surtout envie de parler de ma perception du corps dans la culture musulmane, et non pas dans la religion musulmane. Même si, moi, je suis musulman, j’avais envie de parler de cette culture qui est d’une grande ouverture vers les autres, ce qu’on ne connaît pas vraiment. On a une image de la religion musulmane assez étriquée, parce qu’il y a un pourcentage très faible d’extrémistes qui donnent une image qui n’est pas celle que je connais. Moi, j’ai été toujours éduqué dans la tolérance, dans l’ouverture. Mes parents m’ont appris la culture musulmane, mais ils m’ont aussi demandé de faire du catéchisme quand j’étais petit pour apprendre d’autres religions. Comment cela se détermine sur le plateau ? J’ai eu envie de traiter de la frustration de l’homme et de la femme qui sont séparés dans l’espace. C’est une réalité dans notre culture où l’homme et la femme sont séparés. La pièce parle beaucoup de cette frustration, de cette tension, mais pour aller vers un mélange dans le même espace des deux sexes, de l’homme et de la femme. Et puis aussi, dans la culture musulmane, la terre, la matière, est très importante, parce qu’on y vit, parce qu’on est souvent assis en cercle, on est souvent face à la terre et les pieds dans la terre, que ce soit sur les plages ou que ce soit dans le désert algérien ou dans les montagnes algériennes. Et puis, il y a l’eau. L’eau, chez nous, c’est l’ablution, le hammam. L’eau est très importante, parce qu’elle fait partie de nos rituels. Vous travaillez la danse contemporaine, le hip hop. Certains parlent de mixité, d’autres d’un métissage. Quel est votre terme pour définir cette rencontre entre ces différentes cultures, danses, pays... ? Cela fait partie de mon bagage. Avant de devenir chorégraphe, j’étais danseur. Je suis toujours danseur. J’ai appris la danse contemporaine et la danse classique au conservatoire. J’ai dansé avec Rui Horta à Francfort pendant plusieurs années. Et puis, j’ai découvert aussi la danse hip hop. Pour moi, ce n’est même pas un métissage, c’est quelque chose qui est naturel chez moi. J’ai toujours fusionné ces trois danses. Depuis seize ans, depuis que je suis chorégraphe, mon travail a été toujours celui-ci : de faire un mélange de danses et de genres, parce que pour moi, la danse, ce n’est pas la danse contemporaine ou la danse classique ou la danse jazz ou hip hop. La danse, c’est la danse. Un danseur doit savoir danser toutes ces danses ! Ce que je fais et ce que je demande à mes interprètes. Vous avez collaboré aussi avec le Ballet national d’Alger. Avez-vous le sentiment que les deux rives de la Méditerranée communiquent bien ou assez dans le domaine de la danse ou de la culture en général ? Les seuls capables de faire en sorte que la communication entre l’Algérie et la France circule et se passe bien, ce sont les artistes [rire] ! C’est tout. Ce sont les seuls capables de transporter les messages, de véhiculer les idées. Les politiques n’y arrivent pas depuis des années. En tant qu’artiste, je suis capable — et je l’ai prouvé grâce à ce pont culturel méditerranéen — d’ouvrir entre les deux rives. Je suis capable d’ouvrir la communication et de permettre à des jeunes Algériens, qui étaient dans la rue il y a trois ans, qui n’avaient pas de métier, de se retrouver propulsés sur les scènes du monde entier, de découvrir d’autres cultures, de rencontrer des gens. Ces Algériens, quand ils vont retourner dans leur pays, ils vont pouvoir emmener toutes ces informations, et donc à leur tour devenir des professeurs, des chorégraphes, et donc faire en sorte que la danse en Algérie se développe. C’est cela le plus grand succès de votre travail dans ce domaine ? Ce n’est pas encore le succès. Le succès, pour l’instant, c’est le succès des spectacles. C’est le succès du «pont culturel méditerranéen». C’est le succès de Nawal Lagraâ et de moi-même d’avoir créé la première compagnie contemporaine algérienne. Mais le succès du futur, ce n’est pas moi qui le vivrait. Ce seront les danseurs que nous avons formés qui, à leur tour, auront, je l’espère, du succès. Et l’autre succès, cela serait de s’ouvrir au Maroc et à la Tunisie, parce que je ne suis pas raciste [rires]. Il me semble important que le Maroc et la Tunisie profitent de ce développement de la danse. Et Nawal et moi-même, nous sommes très déterminés à ce que se développe la danse dans les pays du Maghreb, parce qu’elle est marocaine et je suis algérien. El Djoudour (Les Racines), Pièce pour 14 danseurs. Au Palais de Chaillot, à Paris, du 18 au 20 avril ; à Chalon-Sur-Saône le 3 mai. Chorégraphie d’Abou Lagraa, avec la compagnie la Baraka et le Ballet contemporain d’Alger. Création lumière : Nicolas Faucheux. Chants : Houria Aïchi. Musique : Olivier Innocenti.

Nouvelle République

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