Ni Barack Obama ni Mitt Romney n’en ont parlé pendant la campagne. Pourtant, les saisies de maisons continuent. Exemple à Cleveland, dans l’Ohio, un des fameux États clés de l’élection du 6 novembre.
Pendant la campagne présidentielle qui s’achève aux États-Unis, il aura beaucoup été question d’emploi et d’impôts, de déficit et de dette. Barack Obama et Mitt Romney ont également souvent parlé de santé, de commerce, de Chine… Un mot a en revanche disparu de leur discours, quatre ans après avoir tenu le haut de l’affiche : l’immobilier. En 2007, la crise des « subprimes » – ces crédits boiteux qui conduiront plusieurs millions de familles à la perte de leur toit – frappait durement le pays. Un an après, le 15 septembre 2008, alors que Barack Obama et John McCain étaient au coude-à-coude dans les sondages, le géant de la finance Lehman Brothers était emporté par la contagion de ces mauvais crédits : Wall Street chancelait, balayant les espoirs du vétéran du Vietnam, écrasé par le trop lourd héritage de son collègue républicain, George W. Bush.Le pire est passé, il est vrai
Quatre ans plus tard, le sujet n’est plus abordé sur les estrades. Pendant les trois débats télévisés, ni le président sortant ni son challenger n’ont évoqué le dossier immobilier. Le pire est passé, il est vrai.
Depuis cet été, les nouvelles sont meilleures : le nombre des saisies a fortement chuté – 87 000 en septembre, contre plus de 200 000 pour le seul mois d’avril 2009 –, les constructions reprennent, les prix frémissent, après avoir chuté de 40 % depuis 2007. La reprise, tant attendue, semble se profiler timidement.
Pourtant, des millions de familles jonglent toujours avec des dettes supérieures à la valeur estimée de leur bien. Elles sont encore trois fois plus nombreuses qu’avant 2007 à perdre leur maison (30 000 saisies par mois en moyenne en 2005).
Que le sujet ait été absent de la campagne ne signifie donc pas que l’Amérique a digéré la crise des « subprimes ». Pourquoi ce silence, alors ? Anthony Brancatelli, conseiller municipal à Cleveland, dans l’Ohio, a sa petite idée.
« Aucun candidat n’a intérêt à aborder la question, avance-t-il. Barack Obama marche sur des œufs, car son bilan en la matière n’est pas fameux. Quant à Mitt Romney, ses liens étroits avec Wall Street le rendent très mal à l’aise pour s’aventurer sur ce terrain. »
DES MAISONS DONT PERSONNE OU PRESQUE NE VEUT
Anthony Brancatelli est bien placé pour savoir qu’il reste beaucoup à faire pour tourner la page : il est élu du Slavic Village, l’un des quartiers des États-Unis les plus touchés par le cauchemar des « subprimes », à un quart d’heure du centre de Cleveland.
« Pendant la crise, il y avait en moyenne deux saisies par jour ici, dit-il, tout en roulant en voiture dans ces rues paisibles, aérées, aux vieilles maisons aux façades blanches en bois. Avant, 30 000 personnes habitaient le Slavic Village. Maintenant, 23 000 seulement. »
Ceux qui sont partis ont laissé derrière eux des maisons dont personne ou presque ne veut. Même à 6 000 dollars, même en bon état – 100 m2 , trois chambres, un étage, un petit porche simple –, elles ont du mal à trouver preneur…
Circulant dans les rues où il a grandi, l’élu pointe des espaces vides, laissés par des maisons détruites. Cinq cents propriétés ont été rasées, d’autres encore doivent l’être, comme celle de la rue Kimmler, devant laquelle Anthony Brancatelli freine.
Il se gare, attrape son calepin, griffonne quelques notes. « Cette maison a été condamnée, mais la porte est ouverte, ce n’est pas normal, je vais le signaler, explique-t-il. Elle appartient à une banque, qui n’arrive pas à s’en séparer et ne compte pas la remettre en état. »
LE SLAVIC VILLAGE TIENT SON NOM DES MIGRANTS VENUS DE POLOGNE ET DE TCHÉCOSLOVAQUIE AU XIXE SIÈCLE
Autrefois, le Slavic Village était un quartier animé de Cleveland. Il tient son nom des migrants venus de Pologne et de Tchécoslovaquie au XIXe siècle pour travailler dans les usines de cette ville industrielle du nord-est des États-Unis, sur les rives du lac Érié.
Dans le quartier Warszawa (nom polonais de Varsovie) domine, rouge, l’église St. Stanislaus, devant laquelle flottent les drapeaux américain et polonais. Sur Broadway, le Bohemian National Hall, magnifique bâtiment du début du XXe siècle, abrite le Musée de la communauté d’origine tchèque et slovaque.
Chaque année, fin octobre, la « fête tchèque » se tient dans ces salles de style victorien aux plafonds hauts et décorés de vieux portraits et de photos anciennes. Pour l’occasion, on vend du cristal de Bohême et de l’artisanat venu de l’Est. Dans le gymnase, on peut aussi acheter de la bière tchèque ou des vanocky, les pains de Noël préparés par Marina.
LES BANLIEUES LOINTAINES SYNONYMES DE RÉUSSITE SOCIALE
Marina, comme les autres exposants, n’habite pas le Slavic Village. « Non, mais, avec les autoroutes, c’est pratique pour venir ici », dit-elle en réajustant le costume traditionnel blanc à liserés jaunes revêtu pour l’occasion.
Depuis la création des autoroutes dans les années 1950, le quartier s’est d’ailleurs vidé de ses familles d’origine européenne, parties dans des banlieues lointaines mais synonymes de réussite sociale.
Une destination de rêve pour les classes moyennes américaines. Les axes routiers permettaient aux hommes de continuer à travailler à l’usine, tout en vivant dans des maisons plus modernes, plus spacieuses.
UNE VILLE OÙ LE TAUX DE PAUVRETÉ DÉPASSE 30 %
Depuis, les têtes blondes se sont faites de plus en plus rares à l’école catholique St. Stanislaus : les Noirs constituent désormais la grande majorité de la population.
Au fil du temps, les bons emplois de l’industrie, aussi, se sont faits rares, même si, au bout de cette ville dans la ville, brûlent encore les fourneaux d’ArcelorMittal.
Les autres usines ont plié bagage, emportant avec elles les emplois qui permettaient aux cols bleus de planter fièrement la bannière étoilée devant leur maison. Le chômage est élevé, et les emplois mal payés. À l’image d’une ville où le taux de pauvreté dépasse 30 %.
« Cleveland n’a pas réussi sa reconversion après le déclin de l’industrie, poursuit Anthony Brancatelli. Quand le Slavic Village a été gagné par la fièvre immobilière dans les années 1990, on a compris que quelque chose n’allait pas. Ici, ce n’est pas Phoenix ou Houston ! Nous n’avons pas connu de forte croissance au cours de cette décennie, contrairement à d’autres grandes villes du pays. Dans ce quartier, la “bulle immobilière” était encore plus déconnectée de la réalité qu’ailleurs. »
Aujourd’hui, le Slavic Village se retrouve donc avec plusieurs centaines de maisons vides.
16 000 MAISONS VIDES, DONT 7 000 DEVRONT ÊTRE DÉTRUITES
« C’est notre défi majeur, le plus urgent, explique Marie Kittredge, directrice du Slavic Village Development, une organisation à but non lucratif qui, conjointement avec la mairie, travaille au développement du quartier. Il y en a encore environ 750, sur un total de 9 000 habitations, mais concentrées surtout dans certaines zones. Ces maisons abandonnées empêchent tout redémarrage, car elles dévalorisent les propriétés voisines, bien entretenues et propres. Dans de nombreux cas, il faut les détruire, elles sont dans un tel état… D’autres peuvent être réhabilitées, mais à quel prix ! Les maisons, ici, sont vieilles, elles datent du début du siècle dernier. Ceci dit, détruire, ça coûte très cher aussi – environ 10 000 dollars par propriété. »
Or Cleveland n’a pas d’argent, encore moins maintenant que les revenus des impôts fonciers ont chuté… D’après différentes estimations, la ville totalise près de 16 000 maisons vides, dont 7 000 devront être détruites. Soit un budget de 70 millions de dollars…
Est-ce à la ville de payer ? Ou aux banques, qui laissent à l’abandon leurs biens, dévalorisant l’environnement, créant des risques d’incendie ou d’insécurité ? Une organisation locale, la Neighborhood Progress Inc., a engagé des démarches en justice pour faire payer par la Deutsche Bank la démolition programmée de ses propriétés.
« CRÉER SUR CES ESPACES DES JARDINS COMMUNAUTAIRES »
Le Slavic Village n’a donc pas digéré la crise des « subprimes », loin s’en faut. D’autant qu’il y a encore des saisies dans le quartier – une par jour, selon Anthony Brancatelli. Comme la population qui s’en va ne reviendra pas, il faut réinventer cette partie historique de Cleveland.
Marie Kittredge s’y emploie, cherchant à transformer ces nouveaux espaces vides en opportunités pour une vie meilleure. « Il faut s’adapter et vivre avec moins d’argent, car les jobs bien payés ne reviendront pas, explique la directrice du Slavic Village Development. On peut faire plein de choses ! Par exemple, créer sur ces espaces des jardins communautaires, où chacun pourra cultiver des légumes avec le conseil de jardiniers, pour se nourrir mieux, et dépenser moins. » Dans le quartier, une dizaine de ces jardins communautaires ont déjà vu le jour. D’autres sont en préparation.
LE SLAVIC VILLAGE PANSE SES PLAIES
D’autres espaces sont rendus à la nature, où le développement d’espèces végétales locales est encouragé. Un vélodrome en plein air vient aussi d’être inauguré à côté du Bohemian Hall, pour favoriser l’activité physique des jeunes. La créativité américaine est à l’œuvre et le Slavic Village panse ses plaies.
Rue Warner, le « Cozy Inn » a même rouvert ses portes. Après près de trois ans de fermeture, Marty a redonné vie au restaurant inauguré en 1933 par sa grand-mère, venue de Lucques, en Toscane.
À 92 ans, sa mère faisait encore tourner la boutique en pleine crise des subprimes, mais elle y laissait sa santé, et son argent. Fermé le temps que la situation économique s’arrange dans les parages, ce restaurant sans fioritures sert à nouveau des plats à 10 dollars.
Mais pas tous les jours. « Nous ouvrons du jeudi au dimanche, explique Marty. Les autres jours, ça ne sert à rien : les gens n’ont pas d’argent pour aller au restaurant. Le jeudi, quand certains ont reçu la paie de la semaine, c’est mieux. » Le Slavic Village saura qu’il a remonté la pente quand il sera à nouveau possible de pousser la porte du Cozy Inn tous les jours de la semaine.
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