mercredi 18 juin 2014

L'équipe nationale algérienne ou le triomphe de la diaspora

Le Franco-algérien Nabil Bentaleb est félicité par son équipe après avoir marqué contre la Roumanie lors du dernier match de préparation avant la Coupe du monde au Brésil, le 4 juin 2014. L’Algérie a remporté le match 2-1. (FABRICE COFFRINI/AFP)

La presque totalité des joueurs algériens au Mondial évolue hors du championnat national. Un fait qui en dit long sur l'évolution du pays et de ses mentalités.

Prophètes en leur pays ou en celui de leurs aïeux… Durant le Mondial brésilien de football, l’Algérie fera partie des équipes dont la presque totalité des joueurs évolue hors du championnat national. De fait, seuls les deux gardiens remplaçants, Cédric Si Mohamed et Mohamed Lamine Zemmamouche viennent de clubs locaux (CS Constantine et USM Alger), le reste des Verts et Blancs opérant en Europe (Angleterre, Bulgarie, Croatie, Espagne, France, Italie, Portugal), dans le Golfe (Madjid Bougherra à Lekhwija au Qatar) ou en Tunisie (Abdelmoumene Djabou au Club Africain).
Dans un football de plus en plus mondialisé où les joueurs se transforment dès leur plus jeune âge en globe-trotters, cette situation n’est certes pas exceptionnelle. Elle vaut pour l’Uruguay dont la sélection ne comporte aucun représentant du championnat national, pas même issu de l’emblématique Club Atlético Peñarol. Dans le même cas, on peut aussi citer la Côte d’Ivoire, le Ghana et la Bosnie-Herzegovine (un seul joueur) ou même le Cameroun (2 joueurs), voire le Brésil (4 joueurs).

La question longtemps taboue de la binationalité

Pour autant, le profil de son équipe nationale de football en dit long sur l’évolution de l’Algérie et de ses mentalités d’abord parce qu’il est très rare que des Algériens de l’extérieur soient ainsi sollicités et considérés comme indispensables. Ensuite, parce que la question de la binationalité a longtemps été taboue dans un pays au nationalisme exacerbé surtout si "l’autre" nationalité était celle de l’ex-puissance coloniale. En ce qui concerne le premier point, on ne sait pas exactement combien d’Algériens vivent à l’étranger car nombre d’entre eux sont des binationaux, notamment français, et ne sont pas inscrits dans les consulats. Mais on estime aujourd'hui que 2 millions de personnes nées en Algérie ont émigré depuis 1962, date de l’indépendance. A cela s’ajouteraient de 3 à 5 millions de personnes nées à l’étranger mais ayant une origine algérienne.
Si cette diaspora demeure disparate, peu organisée et souvent très individualiste, une caractéristique majeure domine. Attachée vaille que vaille au pays d’origine malgré ses turpitudes politiques, sa grande majorité déplore le manque d’attention dont elle fait l’objet de la part des autorités algériennes. Contrairement au voisin marocain qui veille à ce que "ses" MRE (Marocains résidant à l’étranger), pourvoyeurs de précieuses devises, gardent un lien fort avec le royaume, le pouvoir d'Alger n’a jamais mis en place de politique pour attirer les talents et encourager les retours même temporaires. Nombre d’Algériens vivant à l’étranger sont d’ailleurs persuadés que ce pouvoir fait tout pour les dissuader de rentrer au pays et cela afin de minimiser les risques de remise en cause du système.

La défiance vis-à-vis des "pros"

A lire la composition de l'équipe nationale (EN), on se rend donc compte que seul le football échappe à ce véritable gâchis de compétences qui pourraient s’avérer utiles dans un pays encore à la recherche de son modèle de développement et incapable de se débarrasser de sa dépendance aux hydrocarbures (98% des recettes extérieures). Depuis le milieu des années 2000, les "Fennecs" (un surnom qui vient du logo des Jeux méditerranéens d’Alger de 1975) sont pour la plupart des professionnels qui évoluent à l’étranger. C’est l’activisme de la Fédération algérienne de football (FAF) qui a permis une telle évolution. A la tête de sa présidence depuis 2009 (après un premier passage de 2001 à 2005), Mohamed Raouraoua a multiplié les efforts pour convaincre ces joueurs, parmi lesquels nombre d’entre eux avaient évolué dans les équipes de France de jeunes catégories, d’opter pour l’EN.
Pourtant, l’Algérie a longtemps été rétive aux "pros". Dans les années 1970, l’heure était au "socialisme spécifique" et donc à un sport dédié aux amateurs y compris au haut niveau. L’équipe nationale devait être le reflet du pays et ne titulariser que des joueurs du cru et non des "mercenaires" servant dans des "systèmes capitalistes". Certes, la plupart des nationaux étaient de vrai-faux salariés de grandes entreprises publiques (Air Algérie, Sonatrach, Compagnie nationale de navigation,…) mais les apparences étaient sauves. C’est d’ailleurs au nom de l’exigence socialiste que le président Boumediene a interdit en personne au milieu de terrain Ali Bencheikh – surnommé en son temps par le quotidien "L’Equipe" "le Platini du Mouloudia d’Alger" - de rejoindre le Real Madrid. Mais l’austère colonel a tout de même accepté quelques entorses à sa doctrine de fer.

"Génération dorée"

C’est ainsi qu’en février 1977 Mustapha Dahleb (élu "Fennec du siècle" en 2001), joueur au Paris Saint Germain, a été appelé à la rescousse pour permettre à l’EN de renverser la vapeur contre la Tunisie pour un match retour de qualification pour la Coupe du monde de 1978 en Argentine (2-0 pour la Tunisie au match aller à Tunis). A l’époque, le très fort attachement de "Moumousse" pour l’Algérie (il y avait effectué son service militaire et joué pour le CR Belcourt de 1971 à 1973) avait été déterminant. Mais l’élimination de l’Algérie après un match nul (1-1) avait clôt l’expérience. Le débat sur le recours aux "pros" ne devait rebondir qu’après la mort de Boumediene et l’arrivée au pouvoir du colonel Chadli Bendjedid aux idées un peu plus libérales et désireux de desserrer un peu le carcan dans lequel était engoncée la société algérienne.

L’Algérien Mustapha Dahleb face au joueur ouest-allemand Paul Breitner, le 16 juin 1982.
Cette ouverture a aussi coïncidé avec l’émergence de la fameuse "génération dorée". Celle des Belloumi, Madjer, Assad, Merzekane et autres Cerbah, Fergani et Guendouz. Pour les épauler lors des très éprouvantes qualifications africaines, les responsables du football algérien décidèrent de faire appel à des joueurs évoluant essentiellement en France. Parmi eux, il y eut beaucoup de défenseurs expérimentés comme Fawzi Mansouri, Nourredine Korichi puis, plus tard, Abdallah Medjadi-Liégeon, mais aussi des milieux tels que Abdel Djaâdaoui, Mustapha Dahleb et des attaquants comme Djamel Zidane, l’un des rares algériens à l’époque à avoir commencé sa carrière au pays (USM Alger) avant d’intégrer plusieurs clubs professionnels belges. Et c’est le fin dosage entre "amateurs" et "pros" qui a permis à l’Algérie de se qualifier pour la Coupe du monde de football de 1982 et celle de 1986. Néanmoins, et contrairement à ce qui se passe aujourd'hui, les différents entraîneurs qui se sont succédés à la tête de l’EN (Rajkov, Rogov, Maouche, Khalef, Mekhloufi, Zouba et Saâdane) ont toujours respecté une règle implicite : le nombre de joueurs locaux a toujours été supérieur à celui des expatriés.

Le Brésil, une vitrine pour les joueurs

Ce n’est donc qu’à la fin des années 2000 – et après que le football algérien a subi une traversée du désert de plus de 20 ans – que la donne a changé. Aujourd’hui, l’EN est, pour reprendre une expression entendue à Alger, une "légion des Algériens de l’étranger". Et la chose ne plaît pas toujours. De nombreuses voix se sont fait entendre pour critiquer cette omniprésence, estimant que cela fragilisait un championnat local déjà bien insipide. En 2010, quelques semaines avant le mondial sud-africain, l’entraîneur Rabah Saâdane a tenté de justifier cette approche en arguant de la faiblesse des joueurs du cru, de leur manque de connaissances tactiques y compris sur des points basiques comme l’alignement en défense sur corner ou coup de pieds arrêtés. Des arguments qui ont plus ou moins convaincus une presse algérienne qui n’a pas manqué de rappeler que Saâdane, alors entraîneur de l’équipe qualifiée pour le mondial de 1986 n’avait pas su faire taire la guerre ouverte entre joueurs du crus menés par Lakhdar Belloumi et les professionnels, les premiers accusant les seconds de n’être intéressés que par les primes de match.

L’élimination au premier tour en 2010 a relancé les critiques à propos de la prédominance des joueurs de l’extérieur avant qu’elles ne cessent après la qualification pour le mondial brésilien de l’équipe entraînée par "coach" Vahid Halilhodzic. Mais une mauvaise performance relancera certainement la polémique à propos du dosage "expatriés – locaux" au sein de l’EN. De même, elle fera aussi renaître les accusations avancées par certains journalistes algériens pour qui la présence d’autant de joueurs expatriés est le résultat d’obscurs arrangements entre dirigeants de la FAF et des agents soucieux d’offrir une exposition médiatique à leurs poulains en vue de futurs transferts. Il est vrai que les temps ont changé. L’époque où l’équipementier des Fennecs était une entreprise publique de textile est bel et bien révolue. Comme nombre de ses homologues africaines, l’EN attire beaucoup d’argent et donc de convoitises. Ce fut le cas en 2010 et il est évident que certains joueurs espèrent briller au Brésil pour rebondir dans un club européen plus huppé.

La double-nationalité n’est plus un problème

L’autre grand enseignement que l’on peut tirer à propos de la composition de l’équipe algérienne, est que la double nationalité, notamment franco-algérienne, ne semble plus poser de problèmes aux autorités d’un pays où, pendant longtemps, le fait de posséder un passeport français pouvait valoir de sérieux ennuis. Un pays aussi où l’une des accusations suprêmes consiste à laisser entendre que tel ou tel mis en cause "appartient au camp de la France". Parmi les Verts et Blancs, de nombreux joueurs ont évolué dans les catégories jeunes de l’équipe de France avant d’opter pour l’EN. Une situation, on l’a vu avec l’affaire des quotas en France en 2011, qui n’a pas laissé indifférent le football hexagonal dont les dirigeants s’inquiètent de voir des éléments formés en France finir par opter pour l’Algérie.
En Algérie, la perception à l’égard de ces binationaux est double et confine parfois à la schizophrénie D’un côté, on loue leur amour pour l’Algérie, leur engagement enthousiaste et leur professionnalisme. De l’autre, on peut aussi douter de leur algérianité (surtout si au lendemain d’une défaite) et railler leur statut de fils de zmigris (émigrés) qui ont du mal à parler l’arabe ou le kabyle et dont certains n’ont découvert le pays de leurs parents qu’à la veille d’un match. Récemment, la presse algérienne a aussi relayé de nombreuses critiques quant aux looks de certains joueurs, notamment leurs coiffures et les tatouages, jugés "contraires aux valeurs algériennes".

Pour autant, la composition des Fennecs a contribué à diffuser l’idée selon laquelle on peut être algérien de différentes manières. Un élément important dans un pays où le code de la nationalité a longtemps été des plus restrictifs (nationalité uniquement transmise par le père, processus de naturalisation longs y compris pour les conjoints d’algériens). A cet égard, le cas du gardien de but titulaire Adi M’Bolhi (CSKA Sofia) est emblématique. Né d’un père congolais et d’une mère algérienne, ce dernier n’aurait jamais pu jouer avec les Fennecs dans les années 1980 ou 1990. C’est une réforme du code de la nationalité intervenue au milieu des années 2000 qui a permis aux Algériennes de transmettre leur nationalité. Par le biais de M’Bolhi, des millions d’Algériens ont donc intériorisé le fait que le fils d’un Congolais pouvait devenir Algérien par sa mère. Autre exemple, celui du milieu de terrain Saphir Taider (Inter Milan). Après avoir refusé de jouer pour l’Equipe de France, ce joueur a longtemps hésité entre la Tunisie, pays de son père, et l’Algérie, pays de sa mère. S’il a finalement opté pour l’Algérie c’est grâce notamment à l’insistance du sélectionneur Halilhodzic. Une décision qui a fait grand bruit en Tunisie et cela d’autant que son frère aîné Nabil joue, lui, pour la Tunisie…

Saphir Taider lors du match amical Algérie-Roumanie, le 4 juin 2014. 

Une "équipe de France B" ?

On le voit, la composition d’une équipe de football en dit souvent très long sur la réalité et les transformations d’un pays et de sa société. Dans le cas de l’Algérie, elle pose de manière directe le regard que l’on peut avoir sur une diaspora très peu sollicitée pour ne pas dire marginalisée. Elle montre aussi qu’il est des domaines où ce pays, très en retard par rapport à ses voisins en matière d’insertion dans la mondialisation, peut faire preuve d’ouverture et de réactivité ne serait-ce que pour identifier très tôt les joueurs expatriés susceptibles d’opter pour les Verts et Blancs. Enfin, cette équipe constituée en grande majorité de franco-algérien, à tel point que certains commentateurs ne se privent pas de la qualifier d'"équipe de France B", pose de manière concrète la question des rapports sans cesse en mouvements entre l’Algérie et la France. Ce qui, au passage, oblige forcément à se poser la question suivante : qu’est-ce qu’être algérien aujourd'hui ?
Akram Belkaïd
Akram Belkaïd est journaliste, auteur de "Retours en Algérie" (Carnets Nord, 2013)

Le Nouvel Observateur

 

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