dimanche 30 septembre 2012

Fellag. Auteur, acteur et humoriste : «Se refermer sur soi-même, c’est étouffer, c’est mourir»


 
 Le prolixe Mohammed Fellag

Fellag. Auteur, acteur et humoriste : «Se refermer sur soi-même, c’est étouffer, c’est mourir»



-Au théâtre, au cinéma, dans l’écriture, l’Algérie est présente, elle vous taraude... C’est une source d’inspiration ? Une référence ?
C’est volcanique, ce sont tous les séismes qui sont en moi. Cette algérianité qui m’a fondé, nourri, coule de source. Et je ne peux donner que cela. Je suis toujours l’Algérien qui regarde la France, dans ce qui dans sa culture me touche et à laquelle j’ai été familiarisé très tôt.
-Au théâtre, votre public n’est pas particulièrement algérien, cela veut-il dire que le message que vous portez lui est compréhensible ?
J’essaie de rendre la complexité algérienne plus facile à lire, d’ouvrir des voies de compréhension et de rendre toutes nos histoires universelles, c’est-à-dire que face à l’amour, à la souffrance, à la débrouille de tous les jours, on est pareils que les autres, on n’est pas exceptionnels, on a juste une musique qui est à nous, une façon à nous de vivre ces sentiments et situations, comme les Marocains ou les Français, ou les Américains… Et c’est cette musique-là que je veux faire entendre aux autres pour qu’ils nous comprennent, sinon on devient des gens totalement fermés. Je fais rêver, rire avec l’algérianité qui, habituellement, peut faire mal.
-Vous revenez sur ce couple franco-algérien que vous renvoyez, dos à dos, aux clichés entretenus par les uns et les autres. Et en même temps, c’est une déclaration d’amour…
C’est une double déclaration d’amour aux Algériens et à aux Français. Pour leur dire que nous vivons ensemble, que nous allons continuer à vivre ensemble, et pour mieux vivre ensemble, il faut s’aimer. On ne peut pas vivre ensemble si on se méprise, si on se déteste, si on se regarde de travers. Une des matières de l’amour, c’est le rire pour comprendre l’autre, pour ne plus en avoir peur. Et quand on rit de quelque chose dont on a peur, on le casse. Le rire aide à rendre plus facile l’accès à l’autre.
-A un moment, dans votre one man show Petits chocs des civilisations, vous dites «en nous acceptant, vous nous intégrez et en nous intégrant, vous nous oubliez»…
Quand je fais dire au public «on vous aime», je profite de cet élan spontané pour lancer un appel à la minorité de Français qui hésite encore à nous accepter.
-C’est une manière de marquer le cinquantenaire de la fin de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie…
Depuis dix ans et dans tous mes spectacles, il y a toujours un moment et encore plus dans celui-ci, pour signifier que la guerre est finie, la mauvaise mémoire est terminée et qu’il faut inventer à partir des éléments de notre histoire des éléments d’amour. On n’est pas là pour se prendre en otages. C’est l’avenir qu’il faut construire, le passé on ne peut que le manipuler, il a été ce qu’il a été, avec ses horreurs, ses blessures ; par contre, ce qu’il est possible de construire, c’est le futur. Donnons-nous les moyens de le faire, en empêchant la mémoire négative du passé de parasiter l’avenir.   
-Pendant que vous véhiculez un message pacifique d’apaisement et de réconciliation, on assiste à des événements poussant à la stigmatisation, à la violence, avec la vidéo contre l’Islam et les caricatures de Charlie Hebdo. Comment observez-vous tout cela ?
Bien que le mondialisme soit un peu plus tangible aujourd’hui, je n’oublie pas que le monde est très vaste et qu’il y a de grands blocs politiques, qu’il y a des tenants et des aboutissants ultrasecrets qui régissent tous ces événements et que je ne connais pas. Un individu dans une petite ville américaine fabrique un petit film de quinze minutes d’une nullité absolue, ensuite, comment se fait-il que cette chose aussi immonde puisse voyager dans tout le monde et qu’elle fasse craquer les coutures de la colère du monde musulman. D’un autre côté, je crois qu’on n’a pas de leçon à donner, nous, individus. Cela m’est très difficile, moi Algérien, d’être à Paris et de dire ce qui se passe en Iran, ou en Afghanistan. On ne peut pas être les gardiens d’un monde qui compte un milliard et demi de musulmans. Par ailleurs, qui manipule des individus pour les amener à réagir sur les places publiques, donnant  une image violente de l’Islam et des musulmans.
-Comment comprenez-vous que les Algériens n’aient pas bougé ou si peu face à ces événements ?
Les Algériens ont le syndrome de la «trop bougite», ils ont bougé avant tout le monde et même de façon très forte, cela a commencé en 1988, au moment où le mur de Berlin tombait. On a eu en Algérie trois à quatre ans de lutte politique violente et assez généreuse aussi puisque des hommes et des femmes magnifiques ont proposé des solutions pour un avenir démocratique, qui se sont battus à l’intérieur du parti unique et qui, ensuite, se sont engagés dans la lutte pour une alternative démocratique. Il y a eu, par la suite, des manipulations qui ont fait basculer l’Algérie dans une véritable guerre contre les civils avec près de 200 000 morts, une économie à genoux, des dizaines de milliers de veuves et d’orphelins, des handicapés physiques, des blessés, et tout cela dans l’âme d’un peuple c’est un coup terrifiant, traumatisant. La peur était en chaque Algérien, car quand la violence s’est déclarée, elle était inédite, tout le monde était menacé et les assassins étaient tout proches. C’est dire l’ampleur des traumatismes. Et on continue à manifester, beaucoup, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Oui, l’Algérie bouge, mais pas de la même façon qu’en Tunisie, en Libye ou en Egypte, des gens continuent à mourir, je pense qu’elle trouvera un jour le souffle décisif.
-Vous dites que le rire aide à la compréhension de l’autre. Qu’en est-il de la caricature ?
La caricature par écrit est un acte individuel, chacun va acheter son journal et en faire ce qu’il veut. Le théâtre ce n’est pas pareil, j’ai en face de moi mille personnes, c’est un autre moyen de communication.
-Qu’est-ce qui limiterait votre propre liberté d’expression ?
Je suis pétri par la culture algérienne, à l’endroit où je peux blesser les miens, je m’arrête.
-Est-ce qu’il y a des sujets que vous auriez du mal à traiter ?
Je viens d’une culture où la sexualité, la religion sont des sujets encore tabous, je fais des allusions par-ci par-là, j’ouvre des brèches, mais je ne les aborde pas de front parce que je ne suis pas dans une écriture de la provocation, je suis dans une écriture qui essaie de repousser un peu les murs. J’essaie d’avancer en même temps et avec mon public.
-Est-il envisageable que vous remontiez sur scène en Algérie ?
Cela m’étonnerait, mais c’est possible.
-Pourquoi cela vous étonnerait-il ?
Cela fait vingt ans que je suis en France, mon travail a commencé à s’inscrire ici et c’est ici que j’ai trouvé ma vraie place auprès des Algériens de France qui font partie intégrante de mon public. J’ai trouvé cette voie-là et je suis en France maintenant.
-Votre pièce actuelle n’est-elle pas transposable en Algérie ?
Elle est écrite à la fois pour les Français de «souche» et pour les Algériens de France.
-Votre retour à la fois au cinéma et au théâtre est-il une coïncidence ?
Le cinéma c’est une demande. Il y a une pièce qui s’appelle M. Lazhar. Un metteur en scène français qui dirige un festival à côté de Nantes — où des acteurs professionnels viennent lire un texte de pièce de théâtre au public — m’a proposé la lecture de ce texte. Le lendemain, l’auteure québécoise du texte, Evelyne de la Chenelière, m’a adressé un email, et cinq à six mois après, Philippe Falardeau, le metteur en scène québécois me propose le rôle de M. Lazhar. Arcady m’a lui aussi proposé un rôle dans le film qu’il a adapté du roman de Yasmina Khadra Ce que le jour doit à la nuit.
-Qu’est-ce qui vous fait accepter ou refuser un rôle ?
Ma disponibilité, et il faut que le rôle me convienne. Je refuse une quinzaine de propositions par an, soit parce que je ne suis pas disponible, soit parce qu’elles ne me satisfont pas.
Vous vous apprêtez à aller visiter le département des Arts de culture d’Islam. C’est une façon de vous ressourcer ? (A l’adresse de nos lecteurs, signalons que l’entretien avec Fellag s’est déroulé dans un café non loin du musée du Louvre alors qu’il se préparait à visiter les 3000 superbes œuvres d’art islamique).
Toute cette violence dans le monde et l’Islam qui fait peur m’a donné envie d’aller me replonger dans les beautés de l’Islam, dans l’Islam des lumières, l’Islam qui était inventif, avec un imaginaire et une spiritualité affinés, qui était ouvert et tolérant, qui avait fait vivre ensemble des peuples différents, des religions et des cultures différentes.
Cette visite au Louvre, que je vais renouveler plusieurs fois, me permettra de me nettoyer aux endroits qui ont été un peu pollués par tout ce contexte et cette actualité.
Pour moi, Les Mille et une Nuits — un roman qui provient de plusieurs sources, qui est la somme de centaines de contes rassemblés par des auteurs, dans les cafés, les souks, les palais — est un exemple extraordinaire de l’imaginaire des musulmans. On revient à votre propos de départ de cet entretien, sur l’ouverture sur l’autre, la connaissance mutuelle pour combattre les clichés et les préjugés et permettre un vivre ensemble. Se refermer sur soi-même, c’est étouffer, c’est mourir.
On a besoin de se décomplexer, c’est-à-dire de donner des images, des mots, des sensations, du sens à nos gestes, à nos regards, à notre façon de marcher, d’aimer. Il ne faut pas qu’on soit des blocs monolithiques, il faut se raconter, dire notre corps avec des poèmes, sinon on n’a pas de modèles pour nos jeunes, de modèles de gens qui ont un corps en liberté. Et sans tomber dans la vulgarité ou la provocation.
 
Nadjia Bouzeghrane
EL WATAN

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