mercredi 6 avril 2011

TaÏeb Hafsi, HEC Montréal, à Liberté
“L’entreprise est l’unité de base du fonctionnement de l’économie”
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 O. ABROUS
Le professeur Taïeb Hafsi, professeur à l’École des Hautes études de Montréal, est aussi le président du Comité exécutif du think- tank mis en place par le quotidien Liberté et qui s’intéresse à l’entreprise sous toutes ses formes. De passage à Alger, invité à animer un débat sur l’émergence de champions dans les pays émergents, il a bien voulu nous accorder un entretien.
Liberté : M. Hafsi, vous êtes l’initiateur d’un ouvrage collectif qui porte sur le développement économique algérien et qui sera bientôt édité en Algérie. Chaque expert dans son domaine apporte des idées et des propositions. Comment  appréhendez-vous l’accueil par les pouvoirs publics ?Taïeb Hafsi : Les pouvoirs publics de tous les pays ont du mal à appréhender la complexité des phénomènes sur lesquels ils agissent. Dans les pays où l’expérience de gouvernement économique est suffisante, les pouvoirs publics savent l’importance de la science et son utilité pour être constructif. En Algérie, les pouvoirs publics sont en grande difficulté. Ils ne comprennent plus les relations de cause à effet. Ils font des choses mais ne savent pas ce qui va se produire. Ils essaient d’avancer dans l’obscurité avec les résultats que nous connaissons. L’Algérie a le potentiel de devenir rapidement la Californie, mais elle ne le deviendra pas si ses dirigeants ne comprennent pas l’importance de la connaissance accumulée et ne trouvent pas les mécanismes pour l’utiliser. Ce collectif n’est pas préoccupé par l’approbation des pouvoirs publics. Nos textes sont destinés seulement à redonner confiance à ces multitudes de chercheurs, de penseurs, de journalistes, d’élus et de hauts fonctionnaires honnêtes, pour que le débat sur le fonctionnement économique soit continu, riche et intéressant. Si ces groupes importants de l’élite algérienne se mettent à s’affirmer, ils influenceront les autorités, quelles qu’elles soient. Chacun des auteurs de ce collectif a décidé d’apporter une réflexion sur les facteurs qui déterminent les comportements et les réalisations dans son domaine d’expertise. Cette réflexion se veut fondamentale. Elle révèle et discute des dimensions importantes pour le développement économique. Nous tentons de clarifier comment ces dimensions agissent et comment on peut les influencer. Nous ne disons pas aux pouvoirs publics et à leurs conseillers faites telle chose spécifique. Nous leur laissons le loisir de choisir les politiques qui leur paraissent les plus appropriées. Nous leur disons seulement, ne soyez pas en contradiction avec la nature des variables et leurs effets si vous voulez réussir à stimuler la croissance de l’économie et la réussite du pays. Si le soleil se lève à l’Est, prenez cela en compte ! Nous argumentons aussi que l’économie ne peut se développer sans s’intéresser à bien d’autres facteurs, apparemment non directement concernés. Les chapitres sont consacrés à l’effet de la globalisation, à l’interdépendance entre les nations et à la concurrence entre elles, à l’importance de la connaissance, à l’éducation primaire et secondaire, à l’université, au droit et à la façon dont il donne forme aux rapports économiques, à la réglementation, aux instruments de base de la réglementation, notamment les instruments financiers, aux éléments subtils et pas toujours clairs comme les croyances et les valeurs et leurs effets, à la prise de décision en situation de complexité, à l’expérience des autres et aux raisons qui expliquent les succès, au rôle du marché, au problème de la gestion des ressources minières et énergétiques, au rôle que jouent les élites et parfois aux problèmes que les choix passés ont posé et continuent de poser à l’Algérie.
Ne pensez-vous pas que le drame des décideurs en matière économique, c’est qu’ils n’ont jamais placé l’entreprise au cœur des débats et donc des décisions ?L’entreprise en général, l’entreprise privée surtout, c’est la richesse d’un pays ! La mépriser ou la sous-estimer est une grave erreur. L’entreprise est l’unité de base du fonctionnement d’une économie. Libres d’agir, les hommes dans leurs entreprises peuvent alors faire preuve d’innovation, d’initiatives, pour créer de la richesse. Cette richesse bénéficie d’abord à la population par la création d’emploi et par la redistribution qui est assurée par les mécanismes de l’impôt et des taxes. C’est pour que l’entreprise soit efficace que tous les autres facteurs évoqués plus tôt (éducation, réglementation, ouverture, etc.) doivent être au point et fonctionner convenablement. Au-delà de l’entreprise, les décideurs en Algérie semblent avoir du mal à comprendre le fonctionnement d’une économie. Ils croient ou croyaient qu’ils pouvaient la contrôler à loisir. Les expériences du passé, celle de l’Algérie et celles des autres pays, n’ont pas toujours été prises en compte. La conceptualisation qui a dominé est celle d’une économie comme une usine automatisée où tous les rouages sont contrôlés par une mémoire centrale, selon un schéma technologique archaïque et ressemblant à celui des Soviétiques. En fait, l’économie ne marche que si les acteurs, notamment les entreprises, sont libres de créer de la richesse. L’État ne peut que tenter de les influencer, à petites touches, en expérimentant et en ayant une idée claire de l’objectif visé. Lorsque l’État ne sait pas ce qu’il veut réaliser et lorsqu’il change d’objectif de manière abrupte et opportuniste, il en résulte une désorientation complète. Les règles se contredisent et la paralysie s’installe.
Comment sortir de cette gestion de l’urgence où on ne fait que du replâtrage ?La réponse à cette question n’est pas évidente. L’économie est déterminée par la politique de manière décisive. Si les dirigeants sont divisés, ils se battent sur le dos de l’économie. À mon avis, c’est cela qui explique les incohérences, les décisions opportunistes, les replâtrages. Si je refais le lien avec ce qui précède, la division entre les décideurs fait deux choses importantes. D’abord, elle rend l’objectif obscur. Des groupes divisés ont des objectifs différents. Ensuite, pour tenter de satisfaire les parties, on donne un coup à droite, un coup à gauche, un coup en avant, un coup en arrière. Il en résulte une incohérence totale. Rares sont ceux qui peuvent démêler l’écheveau.
Les fonctionnaires sont perdus, les responsables d’entreprises sont perdus et l’économie du pays est exsangue. Plus grave pour l’Algérie aujourd’hui, les activités de base, notamment le système financier, ne marchent pas convenablement et même la source de fonds qu’est Sonatrach n’est pas loin de la paralysie, après les multiples attaques dont son management a fait l’objet. La même situation a été vécue en Chine lors de la fin du règne de Mao Zedong.  Ils ont évité la catastrophe économique parce qu’ils avaient en Zhou en Lai un Premier ministre d’exception.Si les autorités me demandaient un avis, ce dont je doute, je dirais qu’il faut libérer l’économie de l’emprise du jeu politique de base, la lutte pour le pouvoir. L’Algérie est dans la situation de l’Angleterre d’avant la Révolution industrielle. Les politiciens se battent pour partager les richesses avant même qu’elles soient créées. Je crois qu’il faut passer par une période de laisser-faire. Je suis convaincu alors que les entrepreneurs de ce pays, qui me paraissent avoir de grandes qualités, vont redonner du sens au fonctionnement économique et peut-être à l’idée d’indépendance nationale dont ont rêvé les martyrs. L’État entre-temps peut travailler à renforcer ses outils de base, en évitant de se mettre sur le chemin de ceux qui créent de la richesse. Pour développer l’économie, il faut laisser la place aux entrepreneurs !
Une dernière question : comment voyez-vous la stratégie industrielle pour vraiment arriver à l’assise d’une économie nationale ?  Deng Xiaoping, lorsqu’il a remplacé Mao à la tête de l’État chinois, a été très simple et très clair. Il a dit aux Chinois : “Enrichissez-vous, enrichissez-vous !” Il savait qu’en le faisant, ils enrichiraient le pays. Il s’est ensuite attelé à enlever l’État du chemin des bâtisseurs. Des lois claires, appliquées de manière claire. Des fonctionnaires récompensés lorsque les entreprises les concernant réussissaient. Un système d’encouragement de l’innovation et du développement de la connaissance. Un encouragement de la prise de risques. Un encouragement de la prise de décision au niveau local. La formation des gestionnaires. La promotion des jeunes. L’ouverture sur le monde. Le courage d’essayer des choses inhabituelles.
Partir à la conquête du monde. le soutien aux plus démunis. Un effort constant de coordination des activités administratives. Voilà les éléments de base d’une stratégie simple et efficace. Le contenu des choix des entreprises (investir dans l’agroalimentaire ou dans la pétrochimie par exemple) peut dans une deuxième étape être encouragé au coup par coup. Mais d’abord  libérer les Algériens pour qu’ils se prennent en charge et réalisent leurs rêves, dans le cadre d’entreprises individuelles ou collectives et, dans tous les cas, sans compter sur l’État. Plus ce sera simple, moins ce sera centralisé et plus l’Algérie aura de chances de construire une économie forte.
“L’Algérie est dans la situation de l’Angleterre d’avant la Révolution industrielle. Les politiciens se battent pour partager les richesses avant même qu’elles soient créées. Je crois qu’il faut passer par une période de laisser-faire. Je suis convaincu alors que les entrepreneurs de ce pays, qui me paraissent avoir de grandes qualités, vont redonner du sens au fonctionnement économique et peut-être à l’idée d’indépendance nationale dont ont rêvé les martyrs. L’État entre-temps peut travailler à renforcer ses outils de base, en évitant de se mettre sur le chemin de ceux qui créent de la richesse. Pour développer l’économie, il faut laisser la place aux entrepreneurs !”

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