Abdelkader Djeflat (*) économiste, professeur à
l'université de Lille et vice-président du réseau international de chercheurs et
scientifique GLOBELICS revient dans cet entretien sur la question de
l’innovation en Algérie. Pour lui, il faut opérer de profonds changements
institutionnels pour arriver à mettre en place un système national d’innovation
performant.
Comment jugez-vous la perception des Pouvoirs
publics la question de l’innovation ?
Dans beaucoup de plans et de programmes lancés par les
pouvoirs publics, l’innovation n’y figure pas, y compris dans la dernière
tripartite. Elle apparait ainsi comme une nouveauté aux yeux de certains
décideurs. Ce qui est en soi assez surprenant, puisque c’est une question qui a
fait la force des pays émergents. Nous avons accumulé un grand retard en la
matière. L’un des indicateurs majeurs, c’est la part du PIB qu’on consacre à la
recherche et développement. Elle n’est que de 0,7 % en Algérie alors qu’en
Tunisie elle a atteint 1,29 % et 1,20 % au Maroc. On peut dire qu’il y a une
nette amélioration par rapports aux années précédentes, où ce taux ne dépassait
pas les 0,28 %. Mais lorsqu’on voit que les centres de recherches n’ont absorbé
que le tiers des budgets qui leurs sont alloués, on ne peut conclure que cet
effort en termes de ressource bien que nécessaires, n’est pas suffisant. Il
faut qu’il soit suivi d’un effort organisationnel et de gouvernance du
processus. Nous avons monté, en 2007, avec des experts nationaux et étrangers
une étude pour le ministère de l’Industrie sur le système national d’innovation,
afin de mettre le doigt sur les incohérences. Nous avons conclu que le système,
tel qu’il est configuré, ne peut pas produire de l’innovation et encore moins
rendre les entreprises compétitives sur le marché mondial.
Quelles étaient les recommandations de l’étude
?
Nous avons constaté que tous les acteurs de l’innovation
sont déconnectés les uns des autres, et que le secteur privé vit en marge de
cette question. Alors que l’innovation devrait être intégrée dans un système
transversal. La première urgence est de revoir le système avec un changement
institutionnel en profondeur, puisque la question de l’innovation implique
toutes les institutions. Ensuite, mettre place une coordination entre les
acteurs de l’innovation à travers des institutions intermédiaires et enfin,
trouver les mécanismes d’incitation et de financements. Il faut noter que, six
années après notre constat, rien n’a été fait sur le terrain. Le travail fait en
2007 n’a pas été exploité. Nous avons proposé la création d’une agence
nationale de l’innovation, plus à même de mettre en place des stratégies, qui
n’a pas encore été créée. Sur une dizaine de centres techniques industriels qui
joueront le rôle d’intermédiaires entre les centres de formation et
l’entreprise, nous n’avons créé qu’un seul alors que nos voisins en sont à
douze.
Pourtant, dans le discours officiel, la question
de l’innovation et de la compétitivité revient souvent.
Bien que l’innovation soit une question vaste et
complexe, il faut dire que les pouvoirs publics ont franchi un pas en avant qui
n’est pas négligeable. La loi sur l’innovation de 1998 est en cours de révision
de manière à donner la part belle à l’innovation. Il faut dire que cette loi qui
marginalisait l’entreprise encadrait essentiellement la recherche.
Le classement de l’Algérie en bas du tableau en
matière de l’innovation ne semble pas vous surprendre. Quels sont les
indicateurs qui ont influé sur ce classement ?
Un système d’innovation embryonnaire, qui, plus est,
exclut le principal innovateur, qui est l’entreprise, ne pouvait donner
satisfaction. Néanmoins, le mauvais classement est dû aussi aux faiblesses même
de nos entreprises. Il faut savoir qu’au sein de l’entreprise privée qui est
censée porter la question de l’innovation et de la compétitivité, beaucoup ne
sont pas conscientes de cette réalité.
D’importants fonds ont été alloués pour la mise à
niveau des entreprises.
A mon sens, il faut réorienter une bonne partie de cet
effort de l’Etat en direction des entreprises vers des questions d’innovation et
de compétitivité. Car l’innovation n’est pas au cœur des programmes de mise à
niveau. Pour ne citer que le programme de l’ANDPME qui prévoit la mise à niveau
des équipements, des ressources humaines mais pas les capacités de recherche et
développement. Il faut créer des fonds relais qui prennent en charge le
financement de l’innovation d’une manière transitoire. L’innovation ne peut être
durable que si elle est portée par les fonds privés ou des partenaires
Public-Privé quand il s’agit de grands projets. Une innovation portée
exclusivement pas les fonds publics n’a pas de place dans les systèmes
d’innovation actuels. Un jour il n’y aura pas de fonds publics et les
entreprises ne pourront pas innover. L’urgence est de basculer rapidement vers
un équilibre fonds publics-fonds privés et créer le « capital risque » avec les
banques privées qui devront accompagner les startups. Dans ce système
d’innovation, le rôle des institutions intermédiaires sera de mettre en
confiance les entreprises, prendre en charges les financements, les travaux
d’innovation et la veille technologique. C’est fondamental dans le saut vers
l’innovation.
Vous soutenez que l’entreprise doit être le
moteur de l’innovation. Est-ce que le problème ne réside pas aussi dans
l’absence d’une demande nationale en produits de qualité ?
Nos entreprises ne sont pas encore conscientes des
dangers de la concurrence. Mais, on ne cessera pas de le répéter, « les
entreprises doivent innover ou disparaitre ». Notre expérience industrielle nous
a montré que des centaines d’entreprises activant dans le secteur du textile et
du cuir ont simplement disparu parce qu’elles ne se sont pas adaptées au marché.
En dépit du fait qu’elles avaient une avance phénoménale dans leurs secteurs
respectifs. Elles avaient subi les affres de la concurrence chinoise comme une
fatalité. Tant que nous entreprises pensent en termes de production et pas en
termes d’innovation, elles seront vouées à la disparition. A l’opposé de la
conception des entreprises algériennes, les entreprises tunisiennes ont eu une
attitude intelligente. Elles sont allées là où il y a les créneaux porteurs, en
misant sur le textile technologique et industriel. Résultat : 70 entreprises
exportatrices performantes dans le domaine. Et c’est le 7ème fournisseur de
textile pour l’Europe. Les Tunisiens ont joué avec succès le partenariat
technologique avec les centres du savoir.
Concrètement comment peut-on aller vers plus
d’innovation dans le court terme ?
Il faut d’abord que le système d’information soit
connecté avec l’entreprise et créer des laboratoires que les entreprises
cofinancent. La recherche fondamentale est nécessaire, mais il faut donner des
sujets de recherche qui sont la préoccupation actuelle de l’industrie. Ensuite,
procéder à la clusterisation de la recherche en la concentrant sur des espaces
bien définis, dans un territoire qui n’est pas homogène. L’agroalimentaire est à
titre d’exemple le cluster qui émerge à Bejaia. Enfin, identifier les filières
prioritaires là où on a accumulé un certain niveau d’expériences pour les faire
redémarrer. Je citerai entre autres l’agroalimentaire, la métallurgie, la
mécanique et l’électronique.
(*) Il est auteur de nombreux ouvrages
sur les systèmes d’innovation dont ses deux derniers publiés dans le cadre de
Globelics :
- "Building Innovation systems in
Africa: experiences from the Maghreb" aux éditions Adonis & Abbey, à Londres
en 2010
- "The Real Issues of the Middle East
and the Arab Spring: adressing research innovation and entrepreneurship" aux
éditions Springer aux Etats Unis 2013 - 438 pages (avec Thomas Andersson).
Le Maghreb Émergent
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