« LA JEUNESSE GRANDIT dans un domaine qui n’est qu’à elle, où ni l’ardeur du ciel,ni la pluie,ni les vents ne viennent l’émouvoir », disait Sophocle. Près de vingt-cinq siècles plus tard, la réalité est devenue bien différente. Les temps ne sont plus à l’insouciance ou à l’impétuosité. L’enquête que nous avons menée en Tunisie, que nous aurions d’ailleurs pu décliner un peu partout en Afrique, au nord comme au sud du Sahara, avec, peu ou prou, les mêmes résultats, en est la triste illustration: les jeunes se sentent abandonnés ou exclus, peinent à s’imaginer un avenir dans leur propre pays, et, pis, semblent se résigner à l’avanie que leur font subir leurs aînés. Car c’est bien de cela qu’il s’agit :une génération qui refuse de céder la place aux suivantes,les maintenant face contre terre sous les semellesde leurs souliers vernis. Sinon comment expliquer les moyens dérisoires alloués à l’éducation?Pourquoi,plus d’un demi siècle après les indépendances, nos écoles et universités demeurent-elles si peu nombreuses et dans un tel état de délabrement ? Pourquoi nos villes ne proposent-elles ni loisirs ni infrastructures à nos enfants ? Quelle est cette société qui n’offre qu’une alternative : subir ou s’évader,au sens propre (l’exil) ou figuré (internet, alcool,drogue) ?
Cette jeunesse, dont la plupart de nos dirigeants aiment à seriner qu’elle représente leur préoccupation première, l’avenir de notre continent, les forces vives de nos nations, n’a d’autre choix que de se débrouiller seule et d’avancer les fers aux pieds.
Fers culturels, sociaux,politiques et économiques: tout est mis en œuvre pour brider une énergie dont l’Afrique a pourtant grand besoin. D’autant que cette jeunesse représente de très loin le plus grand nombre, aujourd’hui et plus encore demain. Ajoutons-y les femmes, autres laissés-pour-compte de nos pays, cela signifie que, chez nous, une infimeminorité, cramponnée à son fauteuil et
à ses privilèges, dirige et décide sans se préoccuper de l’écrasante majorité.
C’est une forfaiture, en plus d’un déni. Qui porte en
elle les fruits vénéneux d’un bien triste avenir, celui d’une relève qui n’aura jamais été préparée à se voir transmettre le témoin. À moins qu’elle ne finisse par s’emparer de son dû de la seule manière qui lui reste: en l’arrachant des mains sclérosées de ceux qui, comme dit le proverbe malien, « veulent faire leur temps mais aussi celui de leurs enfants »…
Éditorial
Marwane Ben Yahmed
Tunisie : avoir 20 ans après la révolution
Entre un présent incertain et un avenir encore plus hypothétique, les jeunes ont le sentiment amer d'être les laissés-pour-compte de la transition démocratique.
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« Ne me dites surtout pas que nous avons fait la révolution. C'est une extraordinaire manipulation dont on est aujourd'hui les otages », s'exclame Aymen, l'un des meneurs du soulèvement de Thala (Nord-Ouest), le 8 janvier 2011. Comme lui, les jeunes, toutes catégories sociales confondues, affichent désormais ouvertement leur frustration et leur colère. Après avoir cru que le départ de Ben Ali conduirait à un changement de régime, ils ont aujourd'hui le sentiment d'être les laissés-pour-compte de la transition démocratique, d'autant que le soulèvement tunisien a été principalement porté par les 20-30 ans. « Tu as de l'argent, tu as du piston, tu t'en sors. Le système est le même et les discours aussi. Des promesses, encore des promesses, mais les élus sont déconnectés de nos préoccupations. Au fond, quelle est notre représentativité à l'Assemblée nationale constituante [ANC] pour pouvoir prétendre à quoi que ce soit ? » peste le révolté de Thala.
Sous Ben Ali, Aymen n'aurait pas pu s'exprimer ainsi, mais il l'a déjà oublié. En deux ans, il a appris à affûter ses arguments pour tenter de se faire entendre dans un environnement saturé de débats et où il est impossible d'entamer une simple conversation sans soulever des questions politiques. Certains estiment que le malaise est dû à une mauvaise donne. « On a voulu nous faire croire que le peuple s'était rangé derrière nous et approuvait nos revendications de liberté, d'emploi et de dignité, poursuit-il. Mais en réalité, nous ne sommes pas en phase. On était tous d'accord pour abattre un système, mais nous n'avions ni les mêmes objectifs ni les mêmes références. Nos divisions ont conduit à la récupération de la révolution par le politique. Il y a les jeunes et les autres. »
"Enragé"
Le sentiment que « la jeunesse est tout mais n'a droit à rien » est partagé par le plus grand nombre, et si, très clairement, les jeunes sont divisés sur la question religieuse, tous se rejoignent sur la nécessité de développer une politique de l'emploi efficace. « Il n'y a pas la religion, le travail, l'argent. C'est un tout. Quand on est privé de l'essentiel, on devient enragé », explique Ahmed, qui, sous Ben Ali, a dû s'inscrire quatre fois à la cellule du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de son quartier pour pouvoir obtenir un poste d'agent de la fonction publique. « C'était un traumatisme, même pour les familles. Ma mère a obligé ma soeur à retirer son voile pour que nous ne soyons pas soupçonnés d'être islamistes et que je puisse avoir un emploi », raconte un douanier de 25 ans.
Aujourd'hui, la crainte de la précarité peut pousser vers les extrêmes. C'est dans les rangs d'une jeunesse déçue que les fondamentalistes religieux recrutent les combattants qu'ils expédient en Syrie contre 20 000 euros, selon des jeunes de Ben Guerdane pour qui le jihad est une forme d'évasion, un passeport pour un ailleurs peut-être moins sombre. « Notre rêve n'est plus l'Europe. Notre avenir est avec nos frères en terre d'Islam, et nous sommes assurés que nos familles ne manqueront de rien », lâche Ali, tenté de sauter le pas. Les difficultés économiques et l'impossibilité de joindre les deux bouts changent la perception et la hiérarchisation sociale. « Voir mes parents trimer est insupportable, bien que je n'aie aucun moyen de leur venir en aide. Depuis près de un an, ils font le dos rond. Ils me poussent à finir mes études, mais je sais qu'ils n'ont aucun espoir pour moi, à part celui d'un bon parti. Le positif est que tout ce chaos nous a rapprochés », confie Oumeyma, une étudiante qui reproche aux gouvernants de mentir aux jeunes et de les caricaturer. « À les entendre, on est des drogués qu'il faut mettre sous tutelle. Si la drogue est devenue monnaie courante, l'État ne fait pas grand-chose pour la contrôler. Il poursuit les consommateurs et n'inquiète pas les dealers. Mais le fond du problème n'est pas là, les jeunes ne sont pas entendus, même si on prétend les écouter. »
Solitude
Toujours aussi centralisé, le pouvoir peine à impulser le développement régional et à accompagner les talents, après avoir pourtant claironné que les projets destinés aux jeunes devaient émaner d'eux-mêmes et n'avaient pas à être imposés. « Les jeunes dans les régions savent ce qu'ils veulent et ce qui convient au niveau local », affirme Olfa Khalil Arem, cofondatrice de l'association Engagement citoyen. Tout est une question de contrat de confiance avec les 20-30 ans. Si les jeunes semblent désabusés et doutent de la possibilité de pouvoir construire un projet de vie, leurs aînés de la société civile les encouragent. « Ils sont formidables, pleins d'idées, et on doit apprendre à les écouter et à leur passer le relais », recommande le politologue Larbi Chouikha. Mais nombreux sont ceux qui perçoivent l'absence de solutions rapides et concrètes à leurs problèmes comme une invitation à voir ailleurs si l'herbe est plus verte. « Qu'attendre d'un pays qui ne propose rien, qui néglige même les infrastructures sportives et culturelles à même d'être utiles aux jeunes ? Certains trouvent refuge dans les mosquées, d'autres sur internet, mais dans tous les cas nous sommes dans une profonde solitude et dans l'incapacité de nous projeter dans l'avenir », résume une opératrice de télémarketing, qui s'estime heureuse de gagner 220 euros par mois.
Évasion
La génération montante semble n'avoir qu'une priorité : l'emploi. Mais d'autres ont choisi de s'évader en troquant l'ennui contre l'effervescence. « Il y a bien sûr quelques nantis qui font la fête et vivent déconnectés de la réalité, mais même dans les milieux bobos le grand sujet récurrent est la question de notre avenir. Rien n'est garanti », s'inquiète Feriel, habituée du Plug, une boîte branchée de La Marsa. Certains bougent pour se rassurer et se plongent dans la création artistique, estimant que l'art et la revendication politique sont interactifs. Jamais les jeunes, pourtant sans grands moyens, n'avaient autant exprimé les préoccupations qui les agitent, mais le phénomène, très volatil, demeure essentiellement urbain faute de circuits et de prise en charge dans les régions. La société civile tente de pallier ce vide, comme l'association Kolna Tounes, qui organise des tournées théâtrales et met à profit ses contacts avec les jeunes pour les sensibiliser à la bonne gouvernance et à la citoyenneté.
Intelligents et lucides mais rongés par l'inquiétude, les 20-30 ans en arrivent à brider leur enthousiasme et leurs rêves. « Je ne me demande plus ce que je peux faire pour mon pays mais ce qu'il peut faire pour moi. Si je crève, je ne serai utile à rien » est devenu un leitmotiv, tandis que certains, prenant exemple sur l'Égypte, appellent de leurs voeux un second soulèvement. Mais ils savent que le pays ne s'en relèverait peut-être pas et que, au fond, la majorité des Tunisiens aspire à un retour de l'ordre et de la normalité.
Ces jeunes qui n'y croient plus
Wajdi Ammami, 29 ans, commercial et créateur d'objets, Tunis.
Jeune Afrique : Y a-t-il un avant- et un après-14 janvier ?
Wajdi Ammami : Rien de ce qui avait été espéré n'a été réalisé. Il n'y a aucune différence si ce n'est que les citoyens sont sous tension permanente et que c'est la panne économique et politique. La révolution n'a eu aucune retombée. Difficile d'être positif quand on a aussi peu de perspectives. Difficile de se sentir citoyen quand on ne peut infléchir la tendance.
Comment te situes-tu dans le contexte actuel ?
En l'absence de certitudes, mieux vaut prendre les choses avec philosophie et vivre au jour le jour. On évite ainsi l'angoisse et l'anxiété. Carpe diem ! Pour les jeunes, toutes catégories sociales confondues, la précarité est une menace. On est pris au piège d'un cercle vicieux, alors qu'on aurait voulu qu'il soit vertueux. Finalement, on se replie sur soi-même par dégoût, même la fête perd de son sens, c'est juste un défoulement.
Quelles sont tes espérances et tes priorités ?
Aucune projection n'est possible, surtout si on veut se lancer dans l'entrepreneuriat. Sans visibilité, on ne peut avoir la confiance qui permettrait de construire dans la sérénité.
Dans dix ans ?
On n'en sait rien. Il est sûr qu'il faudra beaucoup de temps pour reconstruire.
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Mohamed el-Amri, 24 ans, formation en gestion informatique, diplômé-chômeur, Gabès
Jeune afrique : Y a-t-il un avant- et un après-14 janvier ?
Mohamed el-Amri : Je n'ai pas eu cette illusion. En 2011, j'ai vécu la révolution comme on regarde un blockbuster. Ce qui est certain, c'est que nous n'avons rien obtenu. Nous avons au contraire reculé. Même le vote n'a eu aucune influence. La vie devient impossible, comme si nos dirigeants voulaient transformer ce pays en cimetière après l'avoir divisé. Je suis dégoûté par les positions partisanes et les discours mensongers.
Comment te situes-tu dans le contexte actuel ?
Que veux-tu faire de la liberté quand tu as faim ? Constitution, égalité, justice, foutaises ! Le système est le même et seules les fonctions intéressent les gouvernants. Quand l'ennui accompagne la misère, pour un jeune, il n'y a plus rien à attendre, à moins de devenir un truand.
Quelles sont tes espérances et tes priorités ?
Travailler avec un salaire décent pour ne pas avoir à mendier. Si je devais aller m'exiler au fin fond du Tchad pour cela, je le ferais. Il n'y a que cela qui compte, car tout le reste en découle. Sans argent, ici, tu n'as pas de dignité.
Dans dix ans ?
Je n'en sais rien, je serai peut-être mort si c'est la volonté de Dieu. Ici, jusqu'à l'air qu'on respire est vicié [la région de Gabès est particulièrement polluée, NDLR] et pour un rien, désormais, un jeune s'immole.
Par Frida Dahmani, à Tunis
JEUNE AFRIQUE
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