samedi 4 février 2012

Algérie, Maroc, Tunisie ou l’absurde désunion

Le « non-Maghreb » coûte cher au Maghreb
Le conflit du Sahara occidental représente toujours l’un des obstacles majeurs à une coopération indispensable entre le Maroc et l’Algérie, freinant les échanges régionaux qui pourraient se développer conjointement avec la Tunisie. Pourtant, une complémentarité existe entre les trois pays et, si elle était encouragée par l’Union européenne, une collaboration politique et économique aiderait à résoudre bien des problèmes de la rive sud de la Méditerranée.
A quelques kilomètres d’Oujda, capitale de la région marocaine de l’Oriental, le visiteur est confronté à une situation ubuesque : la route vers l’Algérie est barrée par des engins de travaux publics, quelques agents de sécurité déambulent et un calme étrange règne sur ce lieu qui devrait être un point de passage encombré entre les deux pays d’Afrique du Nord les plus peuplés. Ce silence reflète la mésentente entre Rabat et Alger depuis une génération. En revanche, plus au sud, à Figuig, les soldats algériens traversent tranquillement la frontière pour prendre un café dans le royaume, tandis que les Marocains rendent visite à leurs cousins républicains sans que personne ne trouve à redire à ces échanges familiaux.
Le « coût du non-Maghreb » peut se décliner selon des partitions différentes : énergie, banques, transports, agroalimentaire, éducation, culture ou tourisme. Le commerce entre Etats d’Afrique du Nord équivaut à 1,3 de leurs échanges extérieurs, le taux régional le plus bas du monde. Deux conférences intitulées « Du coût du non-Maghreb au tigre nord-africain »(1) et un rapport du Peterson Institute (2) ont amplement mis en relief les avantages dont bénéficieraient les peuples d’une Afrique du Nord dont les frontières seraient ouvertes. Quand on réunit des chefs d’entreprises maghrébins, la plupart n’expriment qu’une envie, celle de pouvoir se déployer dans un espace qui transcende les divisions nationales.
Les pauvres comme les riches paient l’incapacité des élites à concevoir un projet commun. Alors que le monde connaît des bouleversements sans précédent depuis 1945, le Maghreb reste aux abonnés absents. Les pays de la région n’ont guère fait de propositions à l’Union européenne concernant leur place dans le processus de Barcelone (3). Seront-ils plus actifs vis-à-vis du « processus de Barcelone-Union pour la Méditerranée » ? Il est permis d’en douter (4).
Le Maghreb possède de nombreuses ressources : du pétrole, du gaz, des phosphates en abondance, une production agricole variée et souvent de qualité – mais un déficit croissant en céréales -, des paysages magnifiques qui attirent des millions de touristes étrangers chaque année. Sa population peu âgée, dispose d’une qualification qui a fortement augmenté depuis les indépendances. La transition démographique – le passage de taux de naissance et de mortalité élevés à des niveaux sensiblement plus faibles – est acquise, mais des millions de jeunes continuent d’arriver sur le marché du travail – 50 % d’entre eux sont déjà au chômage. Remédier à ce déferlement exigerait, pendant deux décennies, un rythme de croissance plus élevé que celui de la Chine. Au vue de ses réalités, la perte des deux points de croissance que coûte les frontières fermées représentent un défi. Tous les ans, des milliers de personnes se noient en Méditerranée dans l’espoir de travailler en Europe ; des diplômés s’expatrient – parfois l’équivalent de la moitié d’une promotion d’école d’ingénieur – car ils trouvent peu de débouchés dans leur pays, où les oligarchies monopolisent trop souvent les bons postes pour leurs enfants. et s’ajoutent au stock existant estimé à 200 milliards de dollars. On assiste à ce que l’ancien gouvernement de la Banque d’Algérie, M. Abderrahmane Hadj Nacer, qualifie de « formation d’une bourgeoisie moderne » hors de frontières du Maghreb.

Phosphates marocains gaz algérien
Depuis la fondation de Carthage, sept siècles avant l’ère chrétienne , l’Afrique du Nord a su jouer de sa place stratégique et influer sur les affaires du monde : au XVII° siècle, les flottes de Salé d’Alger et de Tunis ont acquis leurs lettres de noblesses – plus d’anglais résidaient au Maroc et en Algérie en 1660 que dans les colonies du Nouveau Monde, et les chefs d’Etats européens traitaient avec les dirigeants maghrébins sur un pied d’égalité (5). Aujourd’hui, le Maghreb doit faire face non seulement à sa désunion et à l’Europe, mais aussi à la planète entière.
Déclinons le coût du non-Maghreb dans le registre énergétique. L’Algérie et le troisième pourvoyeur de gaz pour l’Europe, après la Russie et la Norvège. Le Maroc détient près de la moitié des réserves mondiales de phosphates ; mais, pour les transformer en engrais, il faut de l’énergie, du souffre et de l’ammoniaque, trois intrants dont l’Algérie dispose en abondance et à des prix très compétitifs.
Parmi les grands marchés d’engrais de l’office chérifiens des Phosphates (OCP) ont trouve l’Inde, le Brésil et la Chine. Un partenariat entre la Sonatrach algérienne, l’entreprise qui joue en rôle central dans l’industrie pétrolière nationale, et l’OCP pourrait faire du Maghreb la base de production d’engrais la plus compétitive du monde, entrainant dans son sillage de nombreuses entreprises de sous-traitance et des investisseurs des cinq continents, sans compter un nombre incalculable d’emplois.
En dehors des droits que le Maroc perçoit pour le passage du gaz d’Algérie via la péninsule Ibérique, par le gazoduc Pedro Duran Farrell, aucune coopération ne lie les deux pays. Mieux, un nouveau gazoduc, le Medgaz, entrera bientôt en service et reliera directement l’Algérie à l’Espagne, alors même que les capacités du premier ne sont pas utilisées.
Examinons maintenant le coût du non-Maghreb dans l’automobile. Il ne viendrait à l’idée d’aucun dirigeant algérien de monter un fonds souverain (6), de profiter de la crise pour investir stratégiquement dans Renault ou toute autre entreprise internationale pour appuyer un transfert de technologies pourtant fort désirable. Acquérir une part du capital de Renault, négocier avec le Maroc pour faire du projet de Tanger – construction d’ici à 2012, d’une usine produisant 400 000 véhicules par an – une entreprise commune avec la France et l’Algérie, qui y pense ?
Le refus total d’Alger d’envisager se type d’investissement stratégique tient à deux raisons : une volonté de garder un contrôle absolu sur les ressources du pays ce qui exclu toutes transactions dont la réglementation obligerait une certaine transparence et à l’application de règles prudentielles internationalement reconnues ; l’absence dans l’équipe gouvernementale de personnes ayant la capacité d’imaginer de tels scénarios. Les dirigeants marocains ne se mobilisent pas plus pour une telle coopération.
Le coût du non-Maghreb se mesure aussi dans le secteur de l’agroalimentaire. Longtemps, les pratiques restrictives de la politique agricole commune (PAC) ont dressé des obstacles à l’exportation des agrumes et des tomates nord-africaines en Europe. Désormais, leurs libéralisations la révolution dans les habitudes de consommation alimentaire des maghrébins les changements de stratégies des multinationales de l’agroalimentaire, la fin des subventions aux exportations de céréales et l’émergence, dans les trois pays, d’une génération d’entrepreneurs privés ambitieux se conjuguent pour bouleverser la situation.
Les échanges à l’intérieur d’un même secteur industriel – et l’agroalimentaire ne déroge pas à la règle – contribuent de manière substantielle à la croissance : la région maghrébine pourrait offrir un laboratoire de choix, d’autant plus que l’agroalimentaire est lié à un secteur gros employeur de main d’œuvre. Il n’est que de regarder l’extraordinaire développement des importations d’huile d’olive tunisienne et le partenariat entre sociétés tunisiennes et espagnoles dans ce secteur, la régénération de vignobles longtemps abandonnés, même en Algérie pour saisir ce que des rapports modernes entreprises privés de la région et d’Europe peuvent apporter en termes de transferts de technologies, de marchés à l’exportation, de richesses.
Sans ouverture de ses frontières, comment utiliser de façon optimale les atouts dont cette région dispose ? Comment protéger ses richesses halieutiques et pastorales ? Comment optimiser l’utilisation des ressources en eau ? Comment la rendre moins dépendant des importations de céréales ? Les conséquences de la mondialisation génèrent des incertitudes croissantes : organismes génétiquement modifiés (OGM), changement climatique, coût de l’énergie, contrôle des pandémies. Dans un monde où le prix des denrées alimentaires croit, un Maghreb importateur net de céréales est menacé. Profiter des possibilités qu’offre la mondialisation tout en se gardant de ses effets négatifs et le défi qu’il doit relever pour aider les classes rurales pauvres : tout progrès du secteur agricole réduirait l’écart entre zones campagnardes et urbaines.
Le Maroc et la Tunisie exportent des produits alimentaires vers l’Europe et au-delà. Même en Algérie, l’investissement dans ce secteur croit rapidement. Tout cela contraste avec un volume d’échanges interrégionaux très bas – à moins que l’on ne considère le cannabis comme un produit alimentaire ! Les entrepreneurs privés maghrébins se trouvent tiraillés entre leur désir inassouvi de construire des partenariats, tant à l’échelle de la région qu’à l’international, et les défis qu’ils ont à relever pour y parvenir.
Dans ce secteur comme dans d’autres, si les Etats ne dégèlent pas leurs relations, le Maroc et la Tunisie continueront de développer leurs partenariats et exportations à l’international, et nombre de problèmes communs resteront sans réponse. L’absurdité de cette situation est d’autant plus grande que la culture culinaire du Maghreb et des pays de la Méditerranée et de plus en plus apprécié de part le monde. Cette culture commune, qui plonge ses racines dans l’histoire, ne pourra s’exprimer en termes de valeur ajoutée – investissements, production, emplois – qu’avec la construction d’entreprises à l’échelle du Maghreb et en coopération avec les multinationales déjà actives dans la région.
Pour conclure, ce qui frappe l’observateur c’est le peu de cas que les élites maghrébines font de leur nombreuse et talentueuse diaspora en Europe, en Amérique et au Proche-Orient, attitude qui contraste singulièrement avec celle des pays comme la Chine et l’Inde. Les pouvoirs ignorent cette formidable fenêtre sur le monde, ces jeunes qui sont autant de ponts avec l’extérieur. Les marocains installés à l’étranger envoient chaque année dans leur pays d’origine un montant en devise deux fois plus important que celui des investissements direct étrangers ; ils possèdent 6 milliards d’Euros en dépôt sur des comptes bancaires marocains, 38 % du total. Quand le Maroc, l’Algérie et la Tunisie demanderont-ils à leur diaspora d’être les ambassadeurs de la modernisation de leur pays d’origine ? Quand trouvera-t-on au Maghreb l’équivalent de Indus Entrepreneurs (7), un réseau indien fondé en 1992 dans la Silicone Valley, et qui rassemble p lus de 12 000 membres répartis dans 14 pays ?
Pour sa part, l’Europe reste frileuse : elle ne parvient pas à offrir des projets de partenariats ambitieux à ses voisins du sud ; ses élites et ses média cultivent trop la peur de l’Autre, assimilé à l’Islam radical. Elle a institué une politique de visa digne Franz Kafka qui entrave même la circulation des élites ; elle refuse de voir que l’Afrique du Nord peut- être, plutôt que le problème, une part de la réponse à ses propres angoisses, devant le vieillissement de sa population et la montée ne puissance de la Chine.
Par Francis Ghilès
Chercheur au Centre d’Etudes Internationales de Barcelone (CIDOB)
(1) Tenues à Madrid en mai 2006 et à Barcelone en novembre 2007, www.toledopax.org
(2) « Maghreb Regional and global integration : A dream to be fulfilled », Peterson Institute for International Economics, Washington, DC octobre 2008, www. petersoninstitute.org
(3) Le processus de Barcelone a été c réé en 1995 à l’initiative de l’Union européenne et de dis Etats riverains de la Méditerranée (dont l’Autorité palestinienne) . Il s’agissait de mettre en œuvre un partenariat économique, politique et culturel entre les deux rives. L’effondrement des négociations de paix israélo-palestinienne a bloqué les esquisses de coopération régionale. Le 13 juillet 2008 a été lancé, à l’initiative du président Nicolas Sarkozy, le « processus de Barcelone – Union pour la Méditerranée », mais il se heurte aux mêmes difficultés politiques. Lire Georges Corm, « Foire d’empoigne autour de la Méditerranée « Le Monde Diplomatique, juillet 2008.
(4) La dimension sécuritaire de l’Union pour la Méditerranée a, il est vrai, suscité la méfiance de certains dirigeants du Maghreb.
(5) Cf. Nabil Matar, Turks, Moors and English men in the age of dicovery, Columbia University Press, New York, 2001 ; Europe thru arab eyes 1578 – 1727, Columbia University Press, 2009.
(6) Cf. Francis Ghilès, Omar Alaoui et Guillaume Alméras, A l’horizon 2013. Un scénario incertain pour le Maghreb, Fondation du Centre d’Etudes Internationales de Barcelone (CIDOB), juillet 2009,

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