mardi 7 février 2012

Main-d’œuvre dans le bâtiment
Les raisons d’une pénurie
 
Enquête réalisé
Par Larbi Graïne
 
 
De par les potentialités qu’il renferme en matière d’offres d’emploi, le secteur du bâtiment aurait pu absorber une partie non négligeable du chômage des jeunes, surtout en la période actuelle où le secteur connaît une impulsion jamais égalée suite au lancement par les pouvoirs publics du gigantesque chantier d’un million de logements dont la facture financière s’élève à 555 milliards de dinars.
 
 
Mais la majorité de nos jeunes se détournent de ces chantiers qui poussent un peu partout comme des champignons, préférant ainsi tenter la traversée de la mer avec tout ce que cela peut comporter comme périls mortels. Au moment où nos jeunes troquent ainsi leur tenue de chômeur contre celle de harraga, d’autres jeunes venus par fournées de la lointaine Chine sont ramenés à bord de bateaux dans un cadre on ne peut plus légal et organisé pour être déversés dans ces lieux de travail désertés par leurs semblables du cru. Qu’ont-ils nos jeunes à se comporter ainsi, sont-ils devenus paresseux ? Ont-ils perdu toute notion de nationalisme ? Enquête.
«Colonisation» de l’espace public
Il ne faut pas croire que les jeunes vendeurs à la sauvette, ceux qui s’accaparent la rue dans la ville sont des personnes dépourvues de toute expérience. Nombre d’entre eux sont déjà passés par un chantier. La place des Martyrs d’Alger regorge de ces marchands à l’air libre dotés du réflexe grégaire de détaler comme des lapins au moindre signal annonçant une descente de la police, revenant aussitôt que celle-ci aura quitté les lieux. Les jeunes de la Place ne sont plus que des Algérois. On y trouve de tous les coins du pays. Quand on leur demande pourquoi ils ne seraient pas tentés de faire un autre travail que celui auquel ils s’adonnent, ils vous rétorqueront d’emblée «on préfère s’installer» ; dans leur bouche, le mot français, malaxé, se transforme en «nestali.» Tout un programme. C’est donc bien à une «colonisation» de l’espace public à laquelle l’on assiste. Exclus du système éducatif et des emplois rémunérateurs, évincés des avantages du registre du commerce, frustrés socialement, ces jeunes investissent massivement la rue à laquelle ils extorquent ce qu’ailleurs on refuse de leur accorder. Partout dans les gares, les passerelles, les trottoirs, ils se font envahissants en développant des dons d’ubiquité extraordinaires. On est toujours à la Place des Martyrs. Mourad vient de la région de Sétif ; grand de taille, il se tient voûté, épiant la marchandise étalée sur un tapis en nylon à même le sol : des sacs de voyage de toutes sortes. C’est très facile à emporter au cas où surgissent des agents de l’ordre. «Je préfère m’installer et gagner ma journée ici que d’aller moisir dans un chantier. J’ai servi pendant deux ans en tant que manœuvre. Je sais ce que sais. Là-bas, on est toujours sale, on a besoin de mettre une tenue, de se changer, de se doucher chaque jour, et encore vous êtes appelé à bosser jusqu’à 18 h ; à cette heure-ci, vous êtes complètement éreinté. Or ce boulot pénible exige de la récupération, si vous ne dormez pas tôt, le lendemain vous ne serez plus dispos pour travailler. Ce qui signifie qu’il n’ y aucun temps pour faire la prière ni pour passer du bon temps avec les amis. Ne parlons pas de la paye dérisoire de 500 ou 600 Da, ce n’est pas très encourageant.»
Pour autant, il existe à Alger des places fortes qui sont autant d’agences d’emploi informelles qui proposent de la main-d’œuvre à bon marché. A Birkhadem, chaque matin par exemple des ouvriers se regroupent sur l’artère principale, guettant la venue d’un éventuel employeur qui les emmènerait sur un quelconque lieu de travail. La majorité vient des régions rurales du centre du pays, et semble avoir appris le métier sur le tas. Pour ainsi dire, le métier est devenu une spécialité des gens de la campagne plutôt que des citadins. Pour nombre d’entre eux, c’est le passage obligé pour faire une incursion dans la ville où ils pourraient se convertir dans le commerce informel ou envisager de pousser plus loin quand ils n’échouent pas dans un réseau d’immigration clandestin à destination de l’Europe.
La mainmise des Chinois
Mais le constat est là : les entreprises algériennes peinent à trouver les ouvriers dont elles ont besoin pour réaliser leurs projets. Certaines sont contraintes de marquer des temps d’arrêt pour chercher de la main-d’œuvre ordinaire ou qualifiée. Les maçons, les plombiers, les ferronniers, les ferrailleurs, les étanchéistes, les conducteurs d’engins et autres plâtriers ne courent plus les rues. Il faut les chercher à la loupe. Selon les statistiques, 15% de la population activant en Algérie est employée dans le secteur du BTP où l’on recense 26 000 entreprises. Les pouvoirs publics confrontés à des échéances précises n’ont pas voulu faire trop de philosophie. Ayant pris la mesure de l’incapacité des entreprises locales à prendre en charge la réalisation du plus grand nombre possible de logements en un temps record, les autorités, ministère de l’urbanisme et du Travail en tête, misent actuellement sur la main-d’œuvre étrangère et surtout chinoise perçue comme étant l’une des plus performantes et en même temps bon marché. Les chiffres officiels rendus publics au courant de cette année indiquent que 32 000 étrangers travaillent légalement en Algérie. Il y en avait à peine quelque 500 en 1999. Les Chinois représentent 45 % et forment de ce fait la plus forte communauté ouvrière étrangère avec près de 15 000 personnes. Il faut aussi réduire ce chiffre de près de la moitié puisque 51% seulement de cet effectif est employé au niveau du BTPH. Le reste étant répartis entre l’industrie, le secteur des services et l’agriculture.
Quoi qu’il en soit, sur le terrain, ce sont les entreprises chinoises, que ce soit dans les chantiers de l’AADL ou autres, qui semblent avoir le vent en poupe. Tout est fait pour les ménager. Elles ont établi pour leur personnel des bases vie dotées de toutes les commodités (réfectoire, dortoir, salle de télévision, douches, sanitaires, aires de jeux (basket ou volley-ball). Certaines entreprises de ce pays, peut-être celles venant juste d’arriver, logent leurs ouvriers dans des bâtiments situés dans des chantiers encore inachevés. Ce qui dénote de la bienveillance dont ils sont entourés. Les entrepreneurs algériens sentent bien qu’ils ne sont pas traités sur le même pied d’égalité que leurs collègues étrangers. «Les Chinois exigent toute une série de facilitations quand ils s’installent sur un site ; dans la semaine qui suit, on leur installe l’électricité et l’eau, j’ai mis deux ans pour qu’on me déplace une ligne téléphonique, j’ai mis des mois après maintes interventions pour qu’on daigne me sortir une conduite d’eau» nous dit M. M’hamed Sahraoui, architecte, urbaniste et promoteur immobilier bien connu. Il ne nie pas pour autant l’apport des Chinois avec lesquels il n’hésite pas à nouer une relation de partenariat. C’est dire que les entreprises étrangères n’interviennent pas uniquement comme on pouvait s’y attendre dans le secteur public. Elles fournissent aussi la main-d’œuvre aux entreprises locales. Sahraoui se félicite même de l’existence de ce créneau qui lui permet de pallier la pénurie de main-d’œuvre locale : «Je traite avec l’entreprise chinoise pour qu’elle mette à ma disposition les ouvriers dont j’ai besoin, cela revient moins cher que si j’avais recruté des ouvriers algériens, parce que le travail réalisé est de meilleure qualité et est exécuté dans les délais» soutient-il. Selon , avec les ouvriers algériens «on est obligé de refaire le travail 3 à 4 fois ; en tant que promoteur j’ai le souci de faire en sorte qu’il n’y ait pas de malfaçon, chose inadmissible pour le client». Notre interlocuteur déplore l’absence de formation de la ressource humaine. Pourtant juste après l’indépendance, il y avait un noyau de professionnels qui avaient glané un capital expérience appréciable. «Logiquement, fait observer Sahraoui, l’Algérie aurait dû préparer la relève, l’Etat aurait dû former les hommes dans tous les métiers du bâtiment.» Mais «le jeune Algérien, poursuit-il, rechigne à se faire manœuvre et même maçon parce qu’outre la pénibilité, ce métier est dévalorisé socialement, les pères n’osent pas divulguer la profession de leur fils au moment de demander une fille en mariage.» et d’ajouter : «Nos jeunes apprentis voient de mauvais exemples autour d’eux, ils ne peuvent supporter la vue de leurs semblables roulant dans de rutilantes Mercedes, c’est pourquoi, ils recherchent le gain facile et voudraient eux aussi goûter au confort.» Les chinois sont appréciés pour leur discipline : «Ils passent le double du temps que passent nos jeunes dans les chantiers». Pour autant on aboutit à cette situation paradoxale et burlesque qui fait que la rareté des maçons, si elle fait augmenter leur rémunération jusqu’à dépasser le salaire d’un médecin exerçant dans la fonction publique, n’en parvient pas moins à en rehausser le statut social. Et pourtant selon Sahraoui, ce maçon peut percevoir 2 000 DA par jour. Il explique que cet état de fait a beaucoup à voir avec la culture et insiste sur la formation des hommes, relevant au passage qu’ailleurs, l’élément féminin est intégré dans le dispositif de l’emploi. Ce n’est donc pas demain la veille qu’on verra nos filles s’exercer à la pince et au marteau. Il n’empêche, avertit notre interlocuteur, «les Chinois ont aussi des problèmes, une pénurie de main-d’œuvre commence à poindre chez eux, bientôt on n’en aura plus.» Pour notre promoteur et architecte, il est impératif qu’on «révise les modalités de rémunération ; peut-être faudrait-il envisager afin d’intéresser les jeunes avec une formation assortie d’un présalaire ou d’un salaire car ils ont des besoins, peut-être même une famille à charge.»
La main- d’œuvre : une pénurie, dites-vous ?
Pour sa part, M. Hamid Boudaoud, président du Collège national des Experts Architectes a cité l’ex-ministre de l’Urbanisme et de l’Habitat Nadir Hmimid, lequel avait déclaré que l’Algérie avait réalisé depuis l’indépendance 4 millions de logements. Et de s’interroger : «Comment un pays qui a construit autant d’unités ne peut-il pas réaliser et ce, après une si riche expérience, même pas un million ?» Adepte des chiffres, Boudaoud en use à satiété. «Il existe dans notre pays 890 centres de formation professionnelle ; chaque centre a la capacité de former 1 000 techniciens ; multiplions ce chiffre par le nombre d’établissements, nous aurons 890 000 techniciens.» Et d’ajouter : «Divisons ce chiffre par le nombre de communes qui est de 1541, nous obtenons donc le ratio de 577 techniciens par APC.» Il va sans dire que pour le président du Collège, l’Algérie est suffisamment outillée pour former la main-d’œuvre qui lui fait tant défaut. «Mais est-ce qu’on a essayé, s’est-il interrogé, de professionnaliser et de mettre à niveau l’entreprise algérienne en l’obligeant à se doter d’une direction technique et recruter des gens ayant obtenu des diplômes ?» D’un trait, il balaie l’affirmation selon laquelle il y aurait une pénurie de main-d’œuvre en Algérie : «Les gens ne connaissent pas ce marché». Pointant un doigt accusateur vers les entreprises, il pose cette question : «Les a-t-on vus se réunir pour décider d’une stratégie, les a-t-on vus se présenter au niveau des écoles ? En France, il y a 42 architectes pour 100 000 habitants, en Algérie il y en a 22 pour 100 000 habitants, nous sommes donc dans les normes internationales, pour peu qu’il y ait une organisation, on est en mesure de relever le défi.» Boudaoud insiste sur le fait qu’il n’y a pas de stratégie, il suggère aux entreprises de se faire connaître par catégorie ou spécialisation : «Elles peuvent par exemple se distribuer entre entreprises gros œuvres et entreprises tous corps secondaires. Sachant qu’il existe 26 000 entreprises en Algérie, si on confiait à chacune d’elles la réalisation de 1000 logements/an, on aurait 260 000 logements/an ; faites le calcul pour 4 ans et vous aurez le 1 million de logements.»
Cela dit, M. Mouloud Kheloufi, président de l’Association générale des entrepreneurs algériens (AGEA), pose le problème autrement. Pour lui, la pénurie locale en matière de main- d’œuvre est la conséquence de la situation faite à l’entreprise algérienne. Il incrimine en premier lieu le code du marché public, qui selon lui, outre qu’il privilégie les entreprises étrangères, constitue «un blocage pour l’entreprise algérienne.» Il plaide pour la révision dudit code pour rétablir l’entreprise locale dans ses droits. «Le code devrait, a-t-il argumenté, obliger les sociétés étrangères à sous-traiter avec les entreprises locales afin d’établir un partenariat qui ramènerait un savoir-faire à charge pour nous de fournir la main-d’œuvre et l’équipement. La formation professionnelle doit évidemment suivre.» L’Etat a fixé la soumission entre 500 et 1000 logements, ce qui excède d’après lui les capacités de l’entreprise algérienne. L’AGEA propose, afin de stimuler l’activité dans le bâtiment, de ramener le nombre devant être réalisé par chaque entreprise à une fourchette comprise entre 50 et 100 logements : «Seules, dit-il, les entreprises étrangères et notamment chinoises ont la capacité de réaliser un si grand nombre d’unités, c’est plus par rapport au respect des délais impartis pour la construction que ces dernières sont appréciées.»
. Pour autant Kheloufi ne trouve pas que des vertus aux entreprises du géant asiatique : «Il y a des chantiers qui s’arrêtent et qu’on redémarre nous-mêmes suite à leur abandon ; certaines de ces entreprises sont confrontées à un problème de paiement de leur personnel suite au renchérissement des prix des matériaux de construction au niveau mondial.» Toujours est-il que la presse s’est déjà fait l’écho de grèves qui avaient paralysé certains chantiers. «On ne sait pas si elles exercent en qualité de détentrices de registre international ou de société de droit algérien. Alors que notre pays a signé les conventions internationales en la matière, on ne sait pas si ces entreprises ont souscrit une assurance pour leurs employés.» Si la réponse est négative, il découlerait selon notre interlocuteur «un manque à gagner pour la CAVNOS. 
Il critique le projet du million de logements prévu dans le cadre du plan quinquennal : «Il est anarchiquement géré» a-t-il estimé, déplorant le fait que le ministère de la formation professionnelle n’ait pas daigné prêter une oreille attentive «à notre appel afin qu’il nous fournisse les milliers d’ouvriers qualifiés dont le secteur a besoin.» Il propose l’élaboration d’une stratégie de réalisation : «Ce serait très bien d’aller vers un symposium avec le ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme pour déterminer les coûts réels, combien il faut réaliser de logements par an et combien a-t-on besoin d’ouvriers, et à partir de là, on peut arrêter le nombre de personnes devant recevoir une formation en concertation avec le ministère de la formation professionnelle.» Il remet en cause la véracité des chiffres communiqués par l’ancien chef de cabinet au département de l’Urbanisme et de l’Habitat, et pense que le nouveau responsable, allusion à Noureddine Moussa «est en train d’assainir la situation.»
 Retour à la Place des Martyrs. Fouad, originaire de Sidi Bel-Abbès, s’est spécialisé dans la vente d’habits de sport. Les survêtements trônent sur une toile étendue à même le sol. Il a fait trois ans de métier dans le bâtiment. Il confesse qu’il enviait les bases de vie où logent les Chinois : «Si nos entreprises faisaient pareil pour nous, en matière de nourriture, d’hygiène, de loisir, etc., nous aurions peut-être mieux bossé.>.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire