mardi 7 février 2012

Paris et l’Afrique, citoyenneté et nation (1945-1960)

par Jane Burbank et Frederick Cooper
En France, les liens entre citoyenneté, nation et empire sont historiquement ambigus. Dès la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en 1789, la question se pose de limiter la citoyenneté aux frontières de l’Hexagone ou de l’étendre aux divers peuples de l’empire hérité de l’Ancien Régime. C’est par crainte d’une réaction royaliste ou de l’invasion de la riche colonie de Saint-Domingue par un autre empire que la nouvelle République décide d’accorder la citoyenneté aux « gens de couleur » libres, puis d’abolir l’esclavage en 1793. Lorsque Napoléon tentera un retour en arrière à Saint-Domingue, la rébellion se muera en guerre d’indépendance. Dans les autres colonies, il faudra attendre 1848 pour voir les esclaves libérés et accordés le statut de citoyen.
Le cas de l’Algérie, conquise à partir de 1830, est particulier. Consolidé par plusieurs gouvernements successifs, le régime distingue clairement les citoyens français, qui jouissent de droits, des sujets français, qui n’en ont pas.
Au cours du XIXe siècle, pendant que les habitants de la France métropolitaine sont encouragés à développer un sentiment d’appartenance à la nation, les Algériens musulmans et d’autres peuples plus récemment colonisés se voient accorder le statut de « nationaux français » (sans droits politiques). La IIIe République, en dépit des réserves formulées par certains de ses dirigeants, perpétuera un système au sein duquel nationalité n’est pas synonyme d’égalité. Seuls quelques individus parvenus à convaincre de leur parfaite adaptation au mode de vie « à la française » parviennent à accéder au statut de citoyen.
Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la France s’attelle à une refondation de ses relations avec l’outre-mer. La réforme passera par l’abandon du travail forcé dans les colonies et la fin des juridictions d’exception (l’indigénat), pour arriver à l’élimination de la catégorie de « sujet ». Dans le cadre de la Constitution de 1946, tous les habitants des territoires d’outre-mer acquièrent la « qualité » de citoyens en même temps qu’ils disposent d’un droit que n’ont pas les habitants de la métropole : celui de déroger au code civil pour recourir à la loi islamique ou coutumière en matière d’affaires civiles (mariages, héritages, etc.). Savoir conjuguer intégration et différenciation a toujours été l’apanage des empires. L’empire colonial français d’après-guerre voulait insister sur le fait que ses peuples étaient à la foi égaux et différents.
Ainsi, la République de 1946 est loin de constituer un ensemble homogène, ou une entité politique nettement divisée entre colonisateurs et colonisés. Les liens qui unissent les territoires colonisés à la puissance colonisatrice relèvent d’une pluralité de statuts : départements d’outre-mer (Guadeloupe, Martinique, etc.) ; Algérie française ; territoires d’outre-mer (principalement en Afrique) ; Etats associés (les protectorats du Maroc, de Tunisie et d’Indochine) ; territoires sous mandat (Cameroun et Togo). Dans les faits, la Constitution institue une citoyenneté impériale, aux contours incertains, et sans rapport avec l’Etat-nation.
Décentralisation, fédération, confédération ? Le champ politique de l’après-guerre est marqué par de longs débats au sujet du nouveau cadre à donner à l’empire – appelé l’Union française à partir de 1946 et la Communauté française après 1958 – et par nombreux conflits. Unanimes dans leur détermination à mettre un terme au colonialisme du passée, les dirigeants, à Paris comme en Afrique de l’Ouest, explorent plusieurs modèles sans envisager que les anciennes colonies puissent un jour devenir des Etats-nations indépendants.
La guerre d’Indochine (1946-1954), l’insurrection de Madagascar, matée dans le sang en 1947, et la guerre d’Algérie (1954-1962) attestent la violence extrême dont le gouvernement n’hésite pas à user pour préserver l’unité de l’empire. Alors même qu’il tente d’inculquer aux « citoyens de 1946 » le sens de l’appartenance à la nation, l’Etat s’inquiète d’autant plus de voir les compatriotes d’outre-mer surpasser en nombre les Français du continent européen que, en Afrique, des revendications politiques et sociales commencent à émerger. Les unions syndicales, les associations de vétérans et les milieux étudiants y militent pour la liberté de présider à la destinée de leurs territoires, mais aussi pour un niveau de revenu et un accès à l’éducation ou aux soins médicaux équivalents à ceux qui existent en France métropolitaine.
Plus qu’à l’indépendance, c’est à l’émancipation qu’aspirent les dirigeants des mouvements politiques africains. La majorité d’entre eux défendent l’égalité de tous les citoyens associée à une reconnaissance de la « personnalité » et parfois même de la nationalité distincte de chaque territoire au sein d’un régime qui demeurerait français. Félix Houphouët-Boigny souhaitait que chaque « petite patrie » (Côte d’Ivoire, Sénégal, Dahomey, etc.) exerce sa pleine autonomie au sein d’une fédération française intégrée. La vision de Léopold Sédar Senghor était celle d’un regroupement des territoires en une nation africaine qui ferait jeu égal avec la métropole dans le cadre d’une confédération d’Etats.
Le gouvernement français se trouve alors face à un lourd dilemme. Accéder aux exigences d’égalité et en payer le coût exorbitant, ou opposer un refus et risquer de s’embourber dans une nouvelle guerre coloniale, comme en Algérie. De la même manière, les dirigeants d’Afrique de l’Ouest sont tiraillés entre de nombreux intérêts souvent contradictoires : ils doivent composer avec leurs bases territoriales respectives d’une part, les bénéfices attachés au maintien des ressources et de la nationalité françaises d’autre part, et enfin leur incapacité à s’entendre pour donner corps à leur désir d’une nation africaine unifiée. Pour finir, abandonnant toute idée de fédéralisme ou de confédération en même temps que les formes plus complexes de souveraineté à plusieurs niveaux qu’ils avaient longtemps prônées, tous devaient faire marche arrière pour se tourner vers un système politique que presque personne en Afrique occidentale française ou en France métropolitaine n’avait réellement désiré : celui de l’Etat-nation.
La France et ses anciennes colonies ont alors réécrit l’histoire et édifié le récit commun d’une aspiration des peuples à l’indépendance des nations. Un peu plus tard, la France reprendra à son compte l’idée de confédération, non plus pour l’appliquer à ses anciens territoires, mais pour s’engager dans la construction européenne. Pour ce faire, elle s’empressera de se délester des peuples qu’elle avait œuvré, des siècles durant, à conserver dans son giron.
Jane Burbank et Frederick Cooper
Professeurs d’histoire à l’université de New York, auteurs d’Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Payot, Paris, 2011.

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